Loi senior de 2008 et ”approche conditionnelle” des relations entre l’âge, le travail le vieillissement

Fabienne Caser, chargée de mission Anact – département Expérimentations et Développement Outils et Méthodes

Les connaissances scientifiques disponibles montrent que les différences entre les salariés s’accroissent avec l’avancée en âge, notamment sous l’effet des conditions de travail auxquelles ils sont ou ont été confrontés. Au regard de l’exposition à certaines tâches, il est possible d’être un ”vieux travailleur” dès 30 ans, là où certaines n’entraînent cette situation qu’à 50 ans, alors que placé dans des conditions favorables, le processus de vieillissement peut être significativement retardé. Ces connaissances invitent à relativiser le poids de l’âge et à soutenir des politiques d’amélioration des conditions de travail pour tous les âges. Fin 2008, une nouvelle Loi a incité les entreprises françaises à agir en faveur du maintien en emploi d’une catégorie de salariés, les seniors, en faisant référence, pour les désigner, à des seuils précis, 50 ans ou 55 ans. Comment les entreprises ont-elles réagi à cette incitation légale, dans les délais relativement courts qui leur étaient imposés ? Ont-elles mis en place des mesures spécifiques pour cette tranche d’âge, indépendamment des contextes de travail ? Ont-elles élargi le cercle des bénéficiaires pour tenir compte des processus de vieillissement au travail qui affectent plusieurs catégories de salariés ? L’examen de quelques cas d’entreprises montre la diversité de réponses développées par celles-ci, selon leur expérience et leur antériorité dans ce débat, mais aussi selon le type de conduites de projet déployées et le diagnostic qu’elles ont fait du problème.

Le réseau de l’Anact partage et contribue à diffuser l’approche ” conditionnelle des relations entre âgeet efficacité ” (Volkoff, Molinié, Jolivet, 2000 : p. 51) développée dans un certain nombredetravaux de recherche sur le vieillissement humain. Selon cette approche, l’âge à lui seul n’est pas prédictif   de la capacité d’un salarié à se maintenir en emploi. Ce qui est déterminant, c’est l’interaction,   tout au long du parcours, avec des environnements professionnels qui vont soit accélérer les effets   du vieillissement naturel, soit aider à les compenser, voire contribuer à développer les capacités     des salariés : ” Selon les options qui sont prises par les entreprises en matière de conditions de travail, d’horaires, de formation, de gestion des collectifs, de conduite des parcours professionnels, de représentations sociales sur les effets du vieillissement, les difficultés des salariés âgés vont être plus ou moins accentuées, leurs atouts plus ou moins valorisés ” (Caron, Caser, Delgoulet et al., 2012 : p. 22-23).

Ces connaissances incitent à analyser la question sous l’angle d’un processus de vieillissement   qui ne serait pas lié à l’âge en soi, mais dépendrait du parcours professionnel et de la variété des situations rencontrées par le salarié au cours du temps. Cette approche souligne l’irréalisme d’une caractérisation des salariés – les seniors, par exemple – par des seuils d’âge définis en dehors de toute référence contextuelle. Dans cette perspective, il faut développer des mesures de prévention, sans attendre la fin de carrière, de façon à agir le plus tôt possible au cours du parcours professionnel. Pour autant, il n’est pas exclu de prévoir des mesures adaptées pour certains salariés âgés. À la fois parce que les conséquences du vieillissement naturel ne peuvent pas être niées, mais aussi parce que les effets problématiques de conditions de travail inadaptées risquent plus sûrement d’handicaper les salariés au fur et à mesure qu’ils avancent en âge.

Avec l’arrivée fin 2008 d’une Loi 1 incitant les entreprises à agir pour l’emploi des seniors, et définissant ceux-ci par l’unique biais de seuils d’âge – 50 et 55 ans –, sans référence explicite aux connaissances issues de l’approche conditionnelle évoquée ci-dessus, une question peut légitimement être posée : dans quelle mesure cette loi a-t-elle contribué à faire progresser les entreprises dans leur compréhension des phénomènes de vieillissement au travail, à mieux agir non seulement pour le maintien durable en emploi des seniors actuels, mais également pour améliorer la situation des autres salariés, amenés à le devenir un jour ? Cet article, après avoir rappelé quelques caractéristiques de la loi de décembre 2008, contribuera à éclairer cette question, à partir d’exemples de terrain issus de deux études récentes auxquelles le réseau Anact-Aract a contribué 2.

LES AMBIGÜITÉS DE LA LOI DE DÉCEMBRE 2008

L’article 87 de la loi de financement de la Sécurité sociale de décembre 2008 a introduit ” une forme relativement nouvelle d’action publique, qui va préfigurer une série de dispositifs du même type 3” (Caser, Jolivet, 2014 : p. 33). Cette Loi, précisée par deux décrets parus en mai 2009 et une circulaire d’application parue en juillet de la même année, incitait les entreprises de plus de 50 salariés à négocier un accord ou à mettre en place un plan d’action sur l’emploi des seniors avant le 1er   janvier 2010. À défaut, les entreprises devaient payer une pénalité de 1 % de leur masse salariale.     Le texte encadrait par ailleurs assez précisément le contenu des accords et plans, ” tout en laissant certaines marges de manœuvre aux entreprises ” (Caser, Jolivet, Lochard et al., 2013 : p. 27 ). Les accords ou les plans d’action devaient ainsi comporter   :

  • un objectif chiffré de maintien dans l’emploi des salariés de 55 ans et plus, ou un objectif chiffré de recrutement des salariés de 50 ans et plus ;
  • des dispositions favorables au maintien dans l’emploi et au recrutement de seniors dans au moins trois domaines d’action sur les six prévus par le décret (recrutement de salariés âgés, anticipation de l’évolution des carrières, développement des compétences et qualifications / accès à la formation, amélioration des conditions de travail, aménagement des fins de carrière et transition entre activité et retraite, transmission des savoirs et compétences);
  • des objectifs chiffrés mesurés par des indicateurs à définir, pour chacun des domaines d’action retenus.

Une première manière de comprendre la loi pouvait conduire les entreprises à cibler dans leurs actions une tranche de salariés, les seniors, commodément délimitée par des seuils d’âge. Le risque étant d’accréditer l’idée qu’il existe une catégorie de salariés, les plus de 50 ou de 55 ans, qui présenterait des caractéristiques homogènes et pour laquelle il faudrait prévoir des mesures spécifiques, et ce faisant de conforter les préjugés selon lesquels les seniors présentent des difficultés au travail. Ce risque était d’autant plus réel que le texte de la loi n’incitait pas les entreprises à établir au préalable un diagnostic de la situation de leurs salariés âgés, et des éventuelles difficultés de maintien en emploi qu’ils rencontraient.

Une deuxième manière de comprendre la loi était proposée par la circulaire d’application publiée en juillet 2009, qui précisait que ” les mesures pouvaient concerner d’autres tranches d’âge que celles retenues pour l’objectif global, voire ne pas cibler précisément une tranche d’âge, à condition d’être cohérentes avec l’objectif global”. C’était sans doute d’ailleurs une hypothèse du législateur : en incitant les entreprises à s’intéresser à leurs seniors, à leurs difficultés éventuelles de maintien en emploi, il était possible de leur apprendre des choses sur la manière dont des populations plus jeunes étaient déjà confrontées à des situations de travail usantes.

Mais encore fallait-il que les entreprises soient attentives à l’ensemble des textes et capables de saisir la portée de cette précision. En pratique, les acteurs en charge des négociations – directions, DRH ou représentants du personnel – ne maîtrisent pas immédiatement les connaissances permettant de passer d’une approche par l’âge à une approche conditionnelle du vieillissement au travail. Ce cheminement prend généralement un certain temps. Or, les délais dans lesquels les négociations devaient être conclues étaient très courts. En effet, lorsque l’ensemble des textes relatifs à la loi de décembre 2008 a été publié, il ne restait plus aux entreprises que quelques mois pour se mettre en conformité avec le cadre législatif. Dès lors, deux interprétations des textes vont se développer et rester en tension. Une restrictive, portant sur les seuls seniors. Une seconde, plus ouverte aux autres catégories d’âge et reposant sur une approche conditionnelle de l’usure professionnelle. Notre analyse a été rendue possible par la réalisation, dans les mois qui ont suivi l’entrée en vigueur de la loi, de plusieurs études visant à en apprécier les effets.

Ce que montre l’analyse des accords d’entreprises

 Les premières évaluations de la loi de décembre 2008 proviennent de travaux d’analyse de textes d’accords et de plans d’action produits dans le cadre de la loi. Ils font état d’une prédominance des mesures ciblées seniors. Ils soulignent aussi une faible caractérisation des     dits seniors, des difficultés qu’ils rencontrent, ou des atouts qu’ils représentent. Ainsi, une étude réalisée par l’Aract Nord — Pas-de-Calais à partir de 150 textes régionaux (accords ou plans d’action) relève que ” les mesures se concentrent sur des actions individuelles centrées sur les seniors. L’environnement, l’organisation du travail ne font pas ou rarement l’objet de mesures” (Dilly, Hanicotte, 2011 : p. 12). Ce constat est mis en relation avec une définition du senior ” par son âge et uniquement par son âge”. La DARES, qui a de son côté analysé 116 textes d’accords et plans d’action, fait globalement les mêmes constats, avec des nuances par domaine d’action :   les mesures relatives à ” l’amélioration des conditions de travail ”, ” l’aménagement des fins de carrière” et ” la transmission des savoirs et des compétences” sont majoritairement réservées aux salariés à partir de 50 ou 55 ans. Celles relevant de ” l’anticipation de l’évolution des carrières professionnelles ” et du ” développement des compétences” sont le plus souvent envisagées à partir de 45 ans, en référence aux dispositions légales relatives à l’emploi et la formation tout au long de la vie, et à l’ANI de 2005 sur l’emploi des seniors (Claisse, Daniel, Naboulet, 2011 : p. 67).

Dans un second temps, des études plus qualitatives ont été engagées sous l’impulsion de l’administration publique, avec l’ambition de mieux comprendre comment les accords et     les plans d’action ont été élaborés, afin de confronter le contenu des textes produits à la réalité des pratiques. Réalisées plusieurs mois après l’entrée en vigueur des textes, ces études bénéficient d’un certain recul et permettent d’aller plus loin dans l’analyse des effets de la loi. Elles permettent aussi de nuancer les résultats des études plus quantitatives basées sur la lecture des textes des accords et des plans d’action. Elles montrent notamment que la question de la cible des mesures s’est posée de manière très concrète dans certaines entreprises au moment d’appliquer la loi. C’est vrai en particulier pour le volet ” Amélioration des conditions de travail et prévention des situations de pénibilité ” des accords et plans d’action. Ce sont ces études que nous exploitons ici (voir note 3).

UNE GRANDE DIVERSITÉ DES PRATIQUES D’ENTREPRISES DANS L’APPLICATION DE LA LOI

Les situations d’entreprises qui vont être décrites sont issues de monographies d’entreprises réalisées dans le cadre de deux études récentes auxquelles le réseau Anact-Aract a contribué (voir note 3). Nous avons choisi d’exposer de façon qualitative cinq cas d’entreprises qui représentent une diversité d’approche de la loi au regard des bénéficiaires et une variété d’effets associés intéressante. Pour autant, nous ne prétendons pas que ces exemples couvrent l’ensemble des cas de figure que l’on peut rencontrer. Deux logiques structurent cette interrogation, selon que les entreprises possèdent une expérience antérieure dans l’approche des questions d’âge – ce sont les entreprises ” initiées ” – ou selon que la question soit récente pour elles et advienne à travers la loi senior.

  • Les entreprises déjà ” initiées ”

 Les deux entreprises de notre mini échantillon que l’on peut qualifier d’initiées ont en commun une certaine réserve à afficher dans leur accord des mesures ciblées en fonction de l’âge. Elles n’en prennent pas moins en compte les spécificités de certains salariés âgés. Pour l’une d’entre elles, la loi semble même avoir contribué à renforcer l’attention qui leur est portée.

Il s’agit de deux entreprises qui avaient, avant l’arrivée de la loi, repéré des signes de dégradation de l’état de santé de leurs salariés (douleurs et maladies professionnelles déclarées), autant chez les anciens et les plus âgés que chez les plus jeunes. D’emblée, la dégradation de ces indicateurs a été mise en relation avec les conditions de travail affectant certains métiers. Soucieuses de préserver la santé de leurs salariés, dans des contextes locaux de recrutement, ces entreprises ont progressivement engagé des actions visant une amélioration des conditions de travail pour tous, indépendamment de l’âge.

L’entreprise MATFER (300 salariés, spécialisée dans l’assemblage de produits ferroviaires), bien avant la loi senior conduisait des actions en matière d’amélioration des conditions de travail (prévention des TMS, aménagements des postes, etc.). Pourtant, l’accord senior signé en décembre 2009 par les quatre organisations syndicales représentées sur le site ne mentionne pas le domaine ” Amélioration des conditions de travail et prévention de la pénibilité ”. Selon les acteurs – direction et représentants syndicaux – cette absence s’explique par une volonté commune de ne pas faire de l’âge un motif de distinction et d’améliorer les conditions de travail pour l’ensemble du personnel. L’incitation légale a même été perçue comme antinomique avec la politique d’amélioration globale des conditions de travail.

Dans la pratique, MATFER a continué de mener des actions d’amélioration des conditions de travail globales sans cibler une classe d’âge en particulier. Pour autant, ” à l’occasion de ces améliorations ou transformations, le responsable Hygiène Sécurité Environnement tient compte des difficultés potentielles que pourraient rencontrer les seniors. Il a des connaissances concernant la différenciation de l’état de santé et des capacités en fonction de l’âge. Par exemple, à l’occasion de modifications de procédés de travail nécessitant de nouveaux apprentissages, il a en tête qu’ils doivent être appréhendés de façon spécifique avec les seniors ” (Caron, Théry, 2013 : p. 16). ” Cela s’est traduit concrètement par des temps de cycle un peu desserrés pour eux dans cette période, et leur affectation au démarrage sur les gammes les moins complexes” (Delgoulet, Volkoff et al., 2014 : p. 697). En conclusion, chez MATFER, la loi a eu peu d’effets sur des pratiques qui étaient déjà vertueuses. Les actions en faveur des seniors, quand elles sont nécessaires, sont menées à l’occasion d’actions plus globales d’amélioration des conditions de travail. L’entreprise s’inscrit parfaitement dans la dynamique de ” statu quo vertueux ”, décrite par Caser, Jolivet, Lochard et al., (2013 : p. 76).

Le cas de BISCUITERIE (228 salariés dans l’agroalimentaire) présente des similitudes avec le précédent. Dans cette entreprise, un tournant dans la manière de gérer les actions de prévention a été pris dès 2006, à la suite d’une intervention du réseau Anact-Aract. La direction prend conscience qu’une forte proportion de salariées de l’atelier de conditionnement souffre de douleurs, y compris les plus jeunes. Une première analyse des causes possibles de la dégradation de l’état de santé est réalisée, à partir d’entretiens et d’observations de situations de travail. La précaution qui consiste à organiser la rotation des conditionneuses toutes les heures, si elle contribue à diminuer le risque de développement de TMS, ne l’élimine pas totalement. Ces constats incitent l’entreprise à mettre en place des actions d’amélioration des conditions de travail pour l’ensemble des salariés de l’atelier.

La direction de l’entreprise dit avoir été d’abord embarrassée par la loi de décembre 2008, dans la mesure où elle s’était attachée depuis quelques années à améliorer les conditions de travail pour tous. Finalement, le plan d’action élaboré en mai 2010 comprend bien un volet ” Amélioration des conditions de travail et prévention des situations de pénibilité ”. Mais il ne fait pas, comme l’accord de branche du secteur, seulement référence aux salariés âgés. Il prévoit la poursuite des actions engagées par le groupe de travail qui pilote les actions d’amélioration globales des conditions de travail depuis 2007. Aucun seuil d’âge n’a été précisé : l’entreprise conserve l’objectif d’améliorer les conditions de travail pour l’ensemble de ses salariés.

Cependant, les acteurs interviewés (direction, encadrement, représentants du personnel) s’accordent pour constater, avec cette loi, ” un certain renforcement des actions de réduction de la pénibilité en faveur des salariés seniors ” (Caser, Jolivet, Lochard et al., 2013 : p. 48). Cela se traduit par une attention accrue des responsables d’équipe aux seniors lors des entretiens annuels. Ils doivent informer les salariés bénéficiaires du contenu du plan d’action seniors et le cas échéant leur faire   des propositions. Dans l’organisation quotidienne des ateliers, les responsables font en sorte de ne   pas affecter trop longtemps sur des postes difficiles les seniors qui ont des problèmes de santé. Cela peut aussi se traduire par des aménagements qui ne sont pas toujours inscrits dans le plan d’action. Par exemple, l’encadrement s’efforce de donner satisfaction aux demandes d’aménagement des horaires de travail des seniors, alors que ce type d’aménagement était auparavant attribué en   priorité aux mères de jeunes enfants. Ce constat rejoint les travaux de Forté, Garat, Tournadre (2014) qui font état, dans les entreprises pionnières étudiées (les ” initiées ”), de ” pratiques nouvelles  non formalisées ” pour les salariés âgés et fatigués (Forté, Garat, Tournadre, 2014 : p. 75). Ces entreprises choisissent de développer des pratiques et politiques seniors en dehors des accords et plans, au  cas par cas, pour garder la maîtrise de la gestion individuelle des carrières ou de l’organisation des ateliers.

En conclusion, BISCUITERIE n’a pas affiché de mesures ciblées seniors dans son plan d’action et a poursuivi sa politique globale d’amélioration des conditions de travail. Pour autant, la loi a bien eu un effet, en contribuant à une certaine évolution des pratiques de l’entreprise, dans le sens d’un enrichissement et d’une plus grande attention portée aux salariés âgés.

  • Les entreprises sans antériorité en matière de gestion des âges

 Dans l’entreprise RESTAUCOL (21 500 salariés spécialisés dans la restauration collective), le département Qualité, Hygiène, Sécurité et Environnement (QHSE) s’occupe prioritairement de la sécurité alimentaire. Les études de postes sont ponctuelles et restent confinées aux situations de handicap ou d’inaptitude. La dispersion des sites et le fait que l’activité s’exerce dans des locaux qui n’appartiennent pas à l’entreprise, constituent autant de limites pour élaborer et piloter une politique globale d’amélioration des conditions de travail. Initiative intéressante, la méthode de travail adoptée pour appliquer la loi de décembre 2008, avant la négociation proprement dite, introduit     une phase de diagnostic, réalisée en lien avec les organisations syndicales. Ce diagnostic s’est d’emblée focalisé sur les seniors. Mais la question de la santé a émergé immédiatement : un tour de table portant sur les raisons des départs en retraite a mis en avant le cas de salariés usés, pour lesquels des aménagements de poste auraient été nécessaires. Puis, un questionnaire a été adressé à 500 salariés de plus de 45 ans. Les résultats confortent l’attention portée à l’amélioration des conditions de travail : 67 % des salariés interrogés trouvent qu‘il y a des aspects difficiles dans leur travail, 61 % pensent que des aménagements particuliers devraient être systématiquement proposés aux seniors. C’est donc assez logiquement, à la suite de ce diagnostic, que les négociateurs se sont orientés     vers des mesures ciblées seniors dans le volet ” Amélioration des conditions de travail ” de l’accord : des ” visites spécifiques des coordinateurs QHSE sur sites, pour identifier les risques liés aux postes de travail occupés par les 45 ans et plus et par les 60 ans et plus”. Une grille d’audit est expérimentée en cercle restreint (élaborée par le directeur Sécurité et testée par deux coordinateurs sur une vingtaine de postes). 13 critères sont examinés, chacun donnant lieu à l’attribution d’un nombre de points : connaissance ou non de l’accord senior par le salarié, type de poste occupé, type de contrat,   horaires, durée du temps de transport, antécédents médicaux, existence de gestes et postures à risque, port de charge, déplacements à pied, ancienneté au poste, conditions environnementales, entraide, ressenti du rythme de travail. Mais à la suite des premiers audits, plusieurs responsables   des ressources humaines régionaux ont alerté sur les risques éventuels de la démarche d’identifier   les caractéristiques des agents plutôt que celles des postes. De ce fait, le principe de l’évaluation pouvait paraître stigmatisant. La décision de suspendre les audits a été prise.

Un certain embarras pour mettre en œuvre des actions ” conditions de travail ” estampillées seniors a également été repéré dans l’entreprise PATHO (1 300 salariés, centre anticancéreux). Le volet   ” Amélioration des conditions de travail ” de l’accord prévoit d’analyser ” les risques professionnels spécifiques aux seniors ”. Deux ans après la signature de l’accord, rien n’a véritablement été engagé. La manière de s’y prendre alerte les acteurs de la prévention. Pour la secrétaire du CHSCT, il faut analyser les situations de travail et dans un deuxième temps se demander si le fait d’être senior rend les choses plus ou moins tenables. Le médecin du travail craint une certaine stigmatisation et pense plus logique d’envisager cette action en lien avec les réflexions à venir sur la pénibilité. Le président du CHSCT fait quant à lui l’hypothèse qu’avoir de l’expérience est souvent synonyme de savoir-faire de prudence et donc de risques encourus moindres.

En conclusion, ces deux cas illustrent les impasses auxquelles peut conduire le fait de prévoir des mesures spécifiques pour les seniors au principal motif qu’ils sont des salariés âgés, sans examiner la question du travail et de ses conditions de réalisation. Toutefois pour RESTAUCOL, l’ouverture de négociations sur la pénibilité a représenté l’occasion de développer paritairement un outil pour analyser les situations de travail. On peut espérer que par tâtonnements successifs, l’entreprise arrive à construire une approche plus complète des processus de vieillissement au travail à l’œuvre chez elle.

L’association IMPROMAS (164 salariés, soin aux personnes handicapées) a connu un cheminement différent. Le choix du domaine d’action ” Amélioration des conditions de travail et prévention de la pénibilité ” n’a pas été fait d’emblée par les négociateurs. Il a été intégré à la suite d’une réunion   de consultation des salariés déclenchée par les représentants syndicaux, sur la base d’un projet d’accord où le domaine d’action ne figurait pas. Lors de cette réunion, la question des conditions     de travail est apparue comme une préoccupation majeure du personnel. La mesure sur laquelle les négociateurs se sont mis d’accord peut de prime abord paraître peu ambitieuse : l’engagement est   pris dans l’accord de convoquer ” une réunion extraordinaire du CHSCT, avec le médecin du travail, dans le but d’élaborer un diagnostic des conditions de travail et de la pénibilité ”.

Quelques mois plus tard, il semble pourtant qu’une réelle dynamique de prise en compte des conditions de travail se soit mise en place, et pas seulement pour les seniors. L’approche s’est construite au fil des réunions de CHSCT, grâce à l’association d’une pluralité d’acteurs (médecine du travail, RH, encadrement, représentants du personnel), et à l’analyse partagée de différentes sources d’information issues d’observations de situations de travail, de l’analyse des incidents et accidents du travail, de celle des entretiens de seconde partie de carrière, etc. Ces analyses portant sur l’ensemble de la population ont permis de dépasser la situation des seuls seniors et de mettre en évidence des enjeux plus larges de santé et d’amélioration des conditions de travail pour tous les salariés. Les échanges sur ces sujets se sont institutionnalisés, puisqu’ils sont désormais abordés à chaque réunion de CHSCT. Ayant affiné sa compréhension du processus de vieillissement au travail de ses salariés, l’entreprise a progressé vers une approche conditionnelle des relations entre âge et performance.

CONCLUSION

La question posée en ouverture de cet article était d’appréhender dans quelle mesure la loi de décembre 2008 a contribué à faire progresser les entreprises dans leur compréhension des phénomènes de vieillissement au travail. Nous mettions ces progrès en lien avec l’adoption d’une approche conditionnelle des relations entre âge et performance au travail permettant aux entreprises de prendre toute la mesure du rôle du travail dans le bien vieillir, et les incitant à mettre en place des mesures de prévention dès le début des parcours des salariés. L’élargissement des bénéficiaires des actions envisagées à un public plus large que celui des salariés en fin de carrière nous semblait un bon indicateur de progrès et une promesse d’effets sur la durée en termes de maintien en emploi.

Pour les entreprises qui avaient, avant l’arrivée de la loi (les entreprises ”initiées”), déjà pris la mesure du rôle du travail dans le processus de vieillissement de leurs salariés et engagé des mesures globales d’amélioration des conditions de travail, la loi a pu apparaître trop tardive, voire inadaptée, au regard de leur propre action. Ces entreprises n’ont, semble-t-il, pas toujours été enclines à afficher, dans leur accord ou leur plan d’action, des mesures d’amélioration des conditions de travail réservées aux seuls seniors. Elles avaient déjà intégré la nécessité d’agir en amont, tout au long du parcours professionnel et c’est ce qu’elles ont continué à faire. La loi n’a donc pas eu d’effet de retour en arrière. Pour autant, les exemples le montrent, cela ne les empêche pas de considérer que des salariés usés, en moins bonne santé – ceux-ci ayant aussi plus de chances d’être âgés –, puissent nécessiter une attention particulière et des mesures adaptées. Dans certains cas, il semble d’ailleurs que la loi de décembre 2008, en mettant l’accent sur les salariés âgés, ait poussé certaines de ces entreprises un peu plus loin dans la capacité à prendre en compte ces spécificités.

Pour les entreprises qui avaient peu d’antériorité, les exemples développés montrent que la loi a pu contribuer à les faire progresser dans la prise en compte des processus de vieillissement au travail, sous certaines conditions toutefois. Des conditions qui n’étaient pas nécessairement évidentes à réunir dans le contexte serré d’application de la loi.

Même lorsqu’une étape de diagnostic a été réalisée, le cadre de la loi a pu contribuer à focaliser dès le départ les analyses sur la seule population des seniors, définie par des seuils d’âge. Ce faisant, ces entreprises se sont privées de comparer ces analyses aux résultats des autres tranches d’âge. Or, seule cette comparaison peut permettre de faire des hypothèses sur l’existence d’un processus de vieillissement au travail et ainsi de déplacer l’interrogation ”Qu’est ce qu’un vieux travailleur ?”, à laquelle pouvaient assez naturellement renvoyer les accords et plans seniors, vers celle-ci : ”Qu’est ce qu’un travail où l’on se trouve vieux ?” (Delgoulet, Volkoff et al., 2014, p. 697). Le risque est de ne pas aller jusqu’au bout du diagnostic et de la problématisation et de générer des mesures qui font porter l’attention sur les individus et leurs caractéristiques plutôt que sur les conditions de travail auxquelles ils sont confrontés, et sur lesquelles il conviendrait d’agir en priorité. Le fait d’adopter une approche de diagnostic plus large, permettant d’effectuer des comparaisons entre classes d’âge, entre métiers, entre parcours, conjugué au fait d’associer une diversité d’acteurs internes au diagnostic semble donner davantage de chances d’appréhender les processus à l’œuvre, et de pouvoir définir des ”profils pratiques pertinents de salariés, caractérisés non pas par l’âge mais par des situations de travail, des types de parcours qui fassent sens localement” (Huyez-Levrat, Klaine, 2013 : p. 62).

Les travaux de Caser, Jolivet, Lochard et al. soulignaient déjà ”la difficulté à élaborer des actions sans que les enjeux liés au vieillissement soient clairement identifiés au sein de l’entreprise”, tout en précisant que ”cette problématisation incontournable est d’autant moins immédiate que le sujet est nouveau pour l’entreprise” (Caser, Jolivet, Lochard et al., 2013 : p. 81 et 82). Dans la lignée de ces travaux, nous suggérons que les futures incitations publiques s’attachent davantage à outiller les entreprises ayant des marges de progression importantes pour analyser leur situation au regard du vieillissement et clarifier leurs enjeux. La loi peut en effet constituer un facteur déclenchant, mais elle ne peut à elle seule transformer les pratiques.

Notes

  1. Loi de financement de la Sécurité sociale du 17 décembre
  2. Notre analyse est extraite de deux rapports de recherche dans lesquels le réseau Anact-Aract était impliqué. Le premier avait été commandité par le Conseil d’orientation des conditions de travail (COCT) au Centre de recherche sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (CREAPT). Le second reposait sur la participation à un appel à projet lancé par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES).
  3. Loi du 9 novembre 2010 portant réforme des retraites et loi de mars 2013 sur le contrat de génération.

 

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