Les différentes facettes de la catégorisation générationnelle au travail

Mélia Djabi, chercheur en sciences de gestion à l’Université Paris-Dauphine

Sakura Shimada, chercheur en sciences de gestion à l’Institut Supérieur de Gestion (ISG)

Soutenu par plusieurs initiatives gouvernementales (plan senior, contrat de génération), le sujet des générations dans le milieu du travail suscite un intérêt croissant dans les sphères académiques et managériales. Mais les travaux académiques en management qui s’intéressent à ces enjeux se heurtent à plusieurs limites qui entravent la comparaison des résultats et la construction des connaissances (Parry et Urwin, 2011). Face à ces limites, il semble légitime d’interroger la pertinence de l’utilisation du concept de génération en contexte organisationnel. Une recherche menée dans une grande entreprise de transport ferroviaire montre que, loin de représenter une signification indépendante, la notion de génération se comprend avant tout en référence aux contextes sociétaux, organisationnels et de métiers. Les générations se distinguent en fonction de l’expérience acquise au sein de ces contextes, et des changements venant redéfinir la nature même de cette expérience.

DÉPASSER LES LIMITES DES TRAVAUX UTILISANT LA NOTION DE GÉNÉRATION

En management, les travaux qui s’intéressent à la notion de génération présentent trois principales limites.

La première limite concerne le flou terminologique et sémantique. Cette notion recouvre une variété de significations du fait de ses acceptions multidisciplinaires en histoire, ethnologie, psychologie sociale et sociologie (Attias-Donfut, 1988, Mauger, 2009). La notion de génération est généralement appréhendée sous deux prismes : a)- l’âge (Segers, Inceoglu et Finkelstein, 2014) et la cohorte sociétale (Chauvel, 2002 [1998], Excousseau, 2000, Mannheim, 2011 [1928], Préel, 2000, Strauss et Howe, 1991). L’acception de l’âge la plus communément utilisée renvoie à la notion d’âge chronologique. Elle se réfère au nombre d’années vécues par l’individu depuis sa naissance (Segers, et al., 2014) ; b)-     la cohorte sociétale est définie comme un ensemble d’individus qui, du fait d’être nés durant une même période, vivent les mêmes expériences à peu près au même âge (Kupperschmidt, 2000, Mannheim, 2011 [1928]).

La deuxième limite renvoie à la présomption d’homogénéité générationnelle. En cherchant à identifier les similarités internes à une génération et les différences intergénérationnelles, ces travaux ont tendance à promouvoir une vision uniforme des générations. Pourtant, plusieurs travaux montrent que les différences entre individus peuvent être plus importantes entre les membres d’une même génération qu’entre ceux appartenant à des générations distinctes (Cogin, 2012, Dencker, Joshi et Martocchio, 2008, Twenge, 2010).

Enfin, la dernière limite tient aux difficultés à opérationnaliser le concept. Dans la plupart des travaux, la distinction des générations se résume bien souvent à un découpage a priori de groupes d’âge distincts (Campbell et Twenge, 2014). Les auteurs procèdent souvent à une délimitation ” arbitraire” des frontières générationnelles fondée sur la date de naissance (par exemple, individus nés après 1980) ou sur la catégorie d’âge (par exemple, les individus de moins de 30 ans). C’est à partir de ce découpage qu’ils interrogent ensuite les traits caractéristiques et les différences entre ces groupes. L’existence des générations est ainsi postulée, sans fondement solide d’un point de vue théorique ni empirique (Urwin, Buscha et Parry, 2014).

Face à ces limites, il semble légitime d’interroger la pertinence de se saisir de la notion de génération — telle qu’elle est usuellement abordée à l’échelle macro-sociale — pour étudier des phénomènes organisationnels. À ce titre, plusieurs travaux ont souligné l’intérêt d’invoquer les empreintes temporelles laissées sur un ensemble d’individus par des contextes plus ” situés ”, tels que ceux de l’organisation ou du poste de travail (Joshi, Dencker et Franz, 2011, Joshi, Dencker, Franz et Martocchio, 2010, Wade-Benzoni, 2002). Ces appels font écho aux études qui montrent que les rapports intergénérationnels au travail peuvent être l’expression de changements organisationnels (Divay, 2011, Flamant, 2005).

Ces constats nous ont amenées à adopter une méthode d’investigation renouvelée du phénomène générationnel en organisation.

En contrepoint du morcellement conceptuel de la notion de génération, nous proposons une définition générique prenant en compte les effets de plusieurs contextes. Nous inspirant des travaux de Joshi et al. (2010, 2011), nous définissons la génération comme un ensemble d’individus qui partagent une localisation temporelle unique. Cette localisation temporelle peut être appréhendée en termes d’échelon de vie de l’individu (c’est-à-dire d’âge chronologique), mais également en rapport à l’évolution du contexte social. Ce contexte peut faire référence à celui de la société (la cohorte sociétale), ainsi qu’à celui de l’organisation.

En outre, face à la prédominance d’une approche déductive, qui postule de l’existence des générations, nous préférons adopter une démarche inductive. Plutôt que de définir les générations a priori, nous laissons les découpages générationnels émerger de l’analyse des données de terrains (Urwin, et al., 2014). Pour cela, nous proposons l’adoption d’une approche identitaire (Joshi, et al., 2010, Urick et Hollensbe, 2014) qui considère les générations comme des catégories sociales : les générations existent dans la mesure où les individus pensent et organisent leur monde en termes de génération et agissent en conséquence.

MÉTHODE D’INVESTIGATION ET CONTEXTE DU CAS

Nous avons mené une étude de cas au sein de la SNCF, dont le contexte démographique et organisationnel est particulièrement propice à la manifestation de phénomènes générationnels.

D’un point de vue démographique, la culture d’emploi à vie et le gel des embauches dans les années 1990 ont favorisé l’émergence d’une structure démographique polarisée avec une forte présence de salariés en fin de carrière et en début de carrière.

À l’échelle organisationnelle, la SNCF fait face, comme beaucoup d’organisations publiques, à   de nouvelles injonctions institutionnelles, que ce soit en matière d’ouverture à la concurrence ou d’exigence globale de performance par l’amélioration de sa compétitivité et de son attractivité (Codo, 2013). Afin de s’adapter à ces attentes, la SNCF s’est engagée au cours des dix dernières années dans une démarche que l’on pourrait qualifier de ” managérialisation”. À travers celle-ci, la SNCF poursuit plusieurs objectifs : améliorer son efficacité et son efficience, accorder davantage d’attention aux besoins du client, renforcer l’intelligibilité de son fonctionnement et développer sa responsabilisation (Pichault et Schoenaers, 2012). Ces nouveaux objectifs ont entraîné de profondes réformes de sa stratégie, de sa structure organisationnelle et de ses technologies. D’un point de vue stratégique, ” l’orientation client ” initiée à la fin des années 1990 marque le passage progressif d’une gestion intégrée à une gestion par ” produit ”. La SNCF s’est alors engagée dans l’instauration d’un pilotage stratégique par branches et activité, poursuivant une logique de rentabilité par l’offre de produits dédiés dans un environnement concurrentiel. Sur le plan structurel, le pilotage par activité   a généré une réorganisation profonde de ses structures locales de production (réorganisation des établissements de plus en plus dédiés par activité, fusions d’établissements). Suite aux injonctions institutionnelles en matière d’équité de traitement des entreprises ferroviaires, dans une logique     de séparation du transporteur de l’infrastructure, la SNCF a également créé 21 Établissements Infra-Circulation (EIC), la Direction de la Circulation Ferroviaire (DCF) et Gare et Connexion. Les changements technologiques tels que la Commande Centralisée du Réseau (CCR) ont également conduit cette organisation à se doter de ses premiers Postes d’Aiguillages Informatisés (PAI), générant un transfert important d’agents et la restructuration de certains établissements (fermeture de poste d’aiguillage en gare). Tous ces changements ont modifié en profondeur le ” cadre culturel ” initialement construit pour donner naissance à de nouvelles règles de fonctionnement (Francfort        et al., 1995 : 417-418). Face à une culture technique, il s’est diffusé progressivement une culture de   ” prestation de service ” centrée sur le client (externe et interne).

Les données ont été collectées entre 2012 et 2013 à l’aide d’entretiens approfondis auprès de 40 agents de la SNCF appartenant à différents domaines ou branches. Sur les 40 agents interviewés, 4 appartiennent à la direction des ressources humaines, tandis que 13 sont des managers de proximité ou managers d’unité et 23 sont des opérateurs. Toutes les personnes sélectionnées (hormis les membres de la direction des ressources humaines) ont eu une même formation initiale et appartiennent à la filière dite ” Transport-Mouvement” de la SNCF. Elle est composée d’aiguilleurs et d’horairistes, d’opérateurs assurant des manœuvres (mise en place des rames en gares) et des procédures de départ des trains. Ces métiers ont été sélectionnés par le fait qu’ils se trouvent particulièrement exposés aux bouleversements organisationnels qui redéfinissent les frontières de leur poste.

RÉSULTATS

Les résultats de notre étude empirique montrent que lorsque les individus s’affilient à un groupe générationnel, la catégorisation porte sur des similarités/différences en termes : a) d’expérience accumulée, ou de b) nature de l’expérience. Dans le premier cas, les attributs de la catégorisation portent sur le niveau d’ancienneté que les individus peuvent avoir dans un contexte donné : les individus se catégorisent soit dans le groupe des ” novices”, soit dans celui des personnes plus           ” expérimentées ”. Dans le deuxième cas, les attributs de la catégorisation correspondent à la notion de cohorte évoquée dans la partie théorique : les anciennes générations ont vécu des expériences   que ne vivront jamais les nouvelles, tandis que ces dernières sont en train de vivre des expériences   qui n’ont pas été vécues auparavant par les premières.

Par ailleurs, nos résultats indiquent que ces deux types de générations peuvent se référer à trois contextes différents : a) la société au sens large, mais aussi b) l’organisation et c) le métier. Les individus peuvent ainsi se différencier de ceux n’ayant pas eu le même niveau d’expérience à l’échelle de       la société (âge chronologique), à l’échelle de l’organisation (ancienneté organisationnelle), ou encore à l’échelle d’un métier (ancienneté dans le métier). La distinction intergénérationnelle peut également être fondée sur une différence de nature de l’expérience vécue à l’échelle de la société, ce qui renvoie à la notion de cohorte de naissance (génération X, Y, etc.), mais également à celle vécue dans l’organisation et le métier. Ces deux dernières notions renvoient respectivement à la distinction de cohortes organisationnelles et de cohortes de métier.

Le croisement des deux dimensions générationnelles – ancienneté, cohorte – et des trois contextes identifiés – société, organisation, métier – met à jour six facettes générationnelles exprimées par les individus au travail. Cette matrice est représentée dans le tableau 1 figurant ci-dessous.

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Nous proposons à présent d’illustrer les facettes générationnelles qui se rapportent à l’ancienneté, avant d’exposer celles qui se réfèrent à la cohorte.

Différences fondées sur l’ancienneté

 Lorsque les individus se catégorisent et catégorisent autrui en fonction d’un niveau d’ancienneté, l’effet de génération évoqué s’avère différent en fonction du contexte auquel ils se réfèrent.

À l’échelle de la société, les personnes interrogées dotent les individus appartenant à des catégories d’âge chronologique distinctes de traits de personnalité spécifiques. Les travailleurs ” âgés” sont considérés comme plus ” matures”, dotés d’une certaine sagesse et d’un caractère calme et réfléchi. Les ” jeunes ” sont à l’inverse considérés comme plus dynamiques. Il leur est également souvent reproché leur ” inconscience” et leur ” immaturité ”.

” Les jeunes apportent leur fougue, ils remuent les anciens, ça les booste.” (Ancienne génération dans l’âge chronologique)

Au niveau de l’organisation, les générations sont définies en fonction de leur niveau d’apprentissage. Les individus interrogés distinguent ceux qui ” connaissent” la structure, l’histoire, les normes, le jargon, et plus largement le fonctionnement et la culture de l’organisation, des nouvelles recrues qui ont tout à apprendre.

” J’ai la culture des cheminots parce que ça fait quelques années que je suis là. ” (Ancienne génération dans l’ancienneté organisationnelle).

” On lui apprend [à la nouvelle recrue] comment se débrouiller dans l’entreprise, tout ce qui n’est pas lié au travail d’horairiste, l’utilisation de ce qui est mis à sa disposition, le CE, les facilités de circulation, le service médical.” (Ancienne génération dans l’ancienneté organisationnelle).

Les individus peuvent également se catégoriser en fonction de l’expérience accumulée dans l’exercice de leur métier. Les individus ” expérimentés ”, dotés de connaissances et de compétences métiers, sont alors distingués des ” novices” qui en seraient dépourvus. Les différences mentionnées portent sur la connaissance des ” ficelles de métiers ”, des spécificités du travail local, de l’ordre de priorité avec lequel les différentes missions doivent être effectuées etc. C’est à travers l’explicitation des pratiques de mentorat que les individus distinguent cette facette générationnelle. Cette catégorisation semble être celle qui présente le plus fort enjeu de transmission. Certains anciens, mentionnant la dangerosité de leur métier, évoquent le rôle crucial que joue cette transmission pour que les nouvelles recrues puissent exercer leur métier en toute sécurité.

” On lui transmet [à la nouvelle recrue dans le métier] les particularités du métier, s’il ne les connaît pas, les obligations, les tâches journalières, le fonctionnement, et les tâches un peu plus occasionnelles.” (Ancienne génération dans l’ancienneté dans le   métier)

 ” Le plus ancien aura sans doute des actes plus réfléchis. Je préfèrerais le plus ancien, qui ne se précipitera pas. […] Quand on les formait [les nouvelles recrues], ils tapaient tellement vite les clefs… On voulait créer des situations bien particulières mais il ne fallait pas taper trop vite. Le temps qu’ils le fassent, la formation en pâtissait parfois. ” (Ancienne génération dans l’ancienneté dans le métier)

” Le gars qui est avec lui est déjà passé par-là. Il lui explique comment on fait […] Par exemple, quand il accroche, il y a la machine de ce côté et les wagons de ce côté-là. Je lui dis : ” La première chose quand tu rentres, tu relèves la clef. Sinon c’est très dangereux.” On lui explique.

Plusieurs individus regrettent que l’organisation ne donne pas suffisamment de moyens humains pour assurer cette transmission, ou que certains ” anciens” refusent de communiquer leurs connaissances dans le but de préserver leur zone d’influence.

” Personne ne l’accompagne vraiment [la nouvelle recrue]. On n’a plus d’agents formateurs, c’est pas bien, y a plus de transmission. Ça manque cruellement sur le terrain. Mais c’est comme ça. (Ancienne génération dans l’ancienneté dans le métier).

Comme le dit un nouveau, en miroir de cette réflexion ” Il y a ceux qui ne veulent pas donner leurs petits secrets” (Nouvelle génération dans l’ancienneté dans le métier).

 

 Différences fondées sur l’appartenance à une cohorte

Lorsque les individus se catégorisent et catégorisent autrui en fonction de la nature de leur expérience, l’effet de génération évoqué s’avère également différent selon le contexte auquel ils se réfèrent.

Au niveau de la société, l’appartenance à une cohorte de naissance est supposée influencer le rapport des individus à leur emploi, à la valeur ” travail ” et l’utilisation des nouvelles technologies. À la SNCF, les individus interrogés considèrent que les membres des anciennes cohortes —baby boomers, génération X— seraient plus attachés au ” travail bien fait ” et à la professionnalité, mais auraient des difficultés à se servir des nouvelles technologies. À l’inverse, les comportements des membres de la génération Y semblent susciter de vives critiques auprès des plus anciens, qui confirment par ailleurs leur aisance technologique.

” Maintenant il y a moins de boulot. Les jeunes quand ils accrochent et qu’ils coupent pendant huit heures, ils sont crevés. Au bout d’une semaine, ils sont malades. Quand le réveil sonne, les jeunes n’arrivent pas à bouger. Ils appellent à 8 h pour dire qu’ils ne viennent pas. Et il n’y a personne pour les remplacer.

Les anciens étaient moins malades étant jeunes ?

 Assez rarement.” (Ancienne génération dans la cohorte sociétale)

 ” La mentalité des jeunes n’est pas la même que celle que nous avions quand nous sommes rentrés.” (Ancienne génération dans la cohorte sociétale)

” Je suis pas trop à l’aise avec l’informatique. Le plus je peux m’en passer et mieux c’est. C’est peut-être ma génération. Je ne me suis jamais trop intéressé à ça. Les jeunes sont plus à l’aise ! Quand je ne comprends pas, je leur demande ! ” (Ancienne génération dans la cohorte sociétale)

Mais les différences entre les groupes peuvent également (et surtout) être attribuées à la nature de l’expérience vécue au sein de l’organisation. Les ” anciens” ont été habitués à une culture reposant sur l’offre d’un service au public non différencié, alors que les nouvelles recrues ont été sensibilisées à une plus forte orientation client et à une offre de services différenciés. Les premiers ont été socialisés dans un contexte d’entreprise ” intégrée” où la coopération interservices reposait sur la forte solidarité du collectif de travail, contrairement aux seconds qui se socialisent dans une organisation partagées en différentes activités/branches autonomes dont les relations sont contractualisées. Les différences entre les groupes sont essentiellement évoquées pour désigner des représentations différentes   de la finalité de la SNCF, de sa culture, de son identité organisationnelle et de ses modalités de fonctionnement interne (interservices) et externe (avec d’autres entités comme les régions). Cette catégorisation suscite une certaine ” incompréhension” intergénérationnelle. Les anciens, souvent nostalgiques, se targuent d’avoir vécu un temps organisationnel que les nouvelles générations   ne connaîtront jamais. Ils regrettent le délitement des liens de solidarité au sein des collectifs de travail et la perte du sentiment d’autonomie. Ils s’attristent également des comportements plus ” individualistes ” des nouvelles générations, à qui ils reprochent l’absence de regard critique.

” J’en entends qui me disent que la SNCF a changé, que c’était beaucoup plus humain avant, qu’il y avait plus de relationnel.” (Nouvelle génération dans la cohorte organisationnelle)

” La filière 27 étant plutôt déficitaire, on a dû se résoudre à faire appel à des recrutements extérieurs de bac+2. Ce sont des gens qu’on forme directement aux horaires. Ils n’ont pas connu le ” avant”. […] Pour eux, il n’y a pas frustration, pas de remise en question par rapport à avant. Ils ont toujours évolué avec la présence de RFF au-dessus d’eux.” (Ancienne génération dans la cohorte organisationnelle)

Une cohorte de métier regroupe des individus ayant partagé des expériences de même nature dans le cadre de l’exercice de leur travail. À la SNCF, plusieurs personnes considèrent que leur     ” cœur de métier ” a fortement évolué : aux attentes historiques de respect de règles de sécurité se sont ajoutées d’importantes exigences en matière de service au client et de régularité. Alors que les ” anciens” considèrent que la sécurité des circulations reste leur ” seul cœur de métier ”, les ” nouveaux” y intègrent la dimension ” commerciale”. En outre, ayant été formés dès leur intégration dans le poste de travail aux nouveaux gestes métiers, les novices semblent davantage respectueux des nouvelles règles censées assurer leur propre sécurité au travail et la prévention des risques musculo-squelettiques. A contrario, l’” ancienne cohorte”, qui a fortement intériorisé les ” anciennes pratiques ” rencontrerait certaines difficultés à s’en défaire.

” Je pense que j’ai pris les bonnes habitudes, sinon j’aurais mal au dos, dans les bras, dans les genoux.”

” Des agents “départ“ comme moi qui traversent les voies, par exemple. Je ne supporte pas quand les clients font ça. Techniquement je n’ai rien pour les verbaliser, aucun pouvoir si ce n’est de leur dire que ça n’est pas bien. Quand je vois des agents faire ça, étant jeune embauchée       je n’ai pas vraiment le profil pour leur dire…” (Nouvelle génération dans la cohorte de métier)

Discussion

Notre recherche met en exergue la nature multidimensionnelle et multi-niveaux des générations       en contexte de travail. Elle montre l’intérêt du concept de génération en management, tout en soulignant sa complexité. Elle présente des implications pour la littérature sur les générations et pour la gestion de la diversité générationnelle au travail.

Contributions à la littérature sur les générations organisationnelles

Tout d’abord, notre recherche propose un regard renouvelé de la diversité générationnelle au travail. Plutôt que de présumer l’existence de génération par des critères objectifs définis a priori, elle souligne l’intérêt de s’intéresser, dans une démarche inductive, aux critères de différenciation évoqués par les individus. L’approche identitaire montre que les individus interrogés attribuent les différences de valeurs, de connaissances, de compétences, d’attitudes et de comportements au travail à des expériences propres à une ” localisation temporelle ”. Bien que porteuses de stéréotypes, ces perceptions subjectives paraissent importantes à étudier, puisque c’est à partir d’elles que les individus pensent et agissent.

En outre, en montrant la nature multidimensionnelle du phénomène générationnel au travail,   notre recherche invite à nuancer la vision trop ” simpliste ” des générations véhiculée par certains médias et travaux académiques. Nos résultats indiquent que les différences intergénérationnelles comportent deux dimensions (l’ancienneté et la cohorte) qui peuvent exister à plusieurs ” niveaux” de contextes temporels. Cette distinction est primordiale en ce qu’elle permet de comprendre notamment des effets de générations que l’on pourrait penser a priori contradictoires. À titre illustratif, les ” anciens” et les ” nouveaux” se reprochent mutuellement d’exercer leur métier avec des pratiques à risque : les ” anciens” considèrent que les nouveaux manquent d’expérience, ce   qui les amène à agir de manière irréfléchie ; alors que les nouveaux considèrent que les ” anciens” n’appliquent pas les nouvelles règles de sécurité. Ces deux cas de figure se réfèrent en réalité à des dimensions générationnelles distinctes à l’échelle du métier. Le premier cas fait référence à une différence d’ancienneté, tandis que le second relève d’une distinction de cohortes.

Le besoin de distinguer les différents ” niveaux” se justifie par le phénomène de désynchronisation des trajectoires de vie (Guillemard 2010, Troadec, 2007). L’époque des Trente Glorieuses où la progression en âge était régulée de manière linéaire est désormais révolue. De nos jours, si un individu ne peut connaître qu’une seule naissance (au sens biologique), il n’est pas rare qu’il vive plusieurs ” naissances” au niveau de l’organisation (changement d’employeur ou mutation) ou du métier (évolution ou reconversion professionnelle) (Raoult et al., 2006). Il nous paraît donc nécessaire de distinguer ces différents niveaux générationnels, même s’ils peuvent être corrélés en pratique.

Enfin, nos résultats suggèrent que les rapports intergénérationnels peuvent être de nature coopérative ou conflictuelle. Les rapports coopératifs se manifestent sous forme d’entraide et de transmission intergénérationnelle à travers lesquels les générations tendent à s’influencer mutuellement. Le cas de la SNCF illustre non seulement des cas de ” transmission descendante” de l’ancien vers le nouveau (accompagner les nouvelles recrues dans l’apprentissage du métier, des rouages de l’organisation), mais aussi de ” transmission ascendante” des nouveaux vers les anciens (accompagner les ” anciens” dans l’utilisation de nouvelles technologies). La conflictualité peut prendre racine dans des incompréhensions intergénérationnelles liées à des représentations différentes exprimées en milieu organisationnel (rapport à l’emploi différent entre les générations Y et X). Elle peut être également le produit d’une survalorisation/dévalorisation d’un groupe générationnel. Le renouvellement de pratiques organisationnelles et de métier rendant obsolète l’expérience accumulée par les ” anciens” et valorisant celle des ” nouveaux”, il semble légitime de voir apparaître des tensions entre ces catégories de population.

Implication pour la gestion de la diversité générationnelle au travail

 Nos résultats soulignent le rôle de l’entreprise dans l’émergence et l’évolution des générations     au travail et les conséquences de leurs actions sur la diversité générationnelle. En effet, par les différents dispositifs qui régissent l’évolution de la carrière des individus ou par les réformes qu’elle introduit, l’entreprise joue un rôle majeur dans la production et le modelage des générations         au travail (Troadec, 2006). La diversité générationnelle n’est pas seulement un phénomène qui s’impose de l’extérieur au contexte du travail, mais représente également un phénomène     dans lequel l’entreprise prend activement part. L’offre de nouvelles voies d’intégration et de reconnaissance sociales (Osty et Uhalde, 2007) semble ainsi fondamentale au maintien d’une cohésion intergénérationnelle.

Enfin, nos résultats montrent que la diversité générationnelle recouvre plusieurs enjeux managériaux : les enjeux de socialisation réciproque entre les générations à travers la transmission et la coopération intergénérationnelle, mais également ceux de continuité et de changement   des systèmes organisationnels. Analyser chacun de ces enjeux managériaux à l’aune d’une grille d’analyse multidimensionnelle des générations pourrait constituer une voie de recherche particulièrement fructueuse.

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