Déconstruire l’approche par les générations

Comment le travail façonne les parcours professionnels des salariés?

Olivier Mériaux, Directeur technique et scientifique – Anact

Thierry Rousseau, chargé de mission à l’Anact – département Études, Capitalisation, Prospective Rédacteur en chef de La Revue des conditions de travail

La notion de génération représente-t-elle une façon pertinente d’aborder la question des relations entre l’âge et le travail, la santé et le parcours professionnel des salariés ? Telle

était l’interrogation que voulait porter ce second numéro de La Revue des conditions de travail. D’emblée, l’appel à proposition introduisait le terme de ”déconstruction” pour préciser l’esprit dans lequel les contributions étaient attendues. Souvent, les différences d’âges entre les salariés s’expriment comme des évidences difficiles à remettre en question. L’âge biologique semble ainsi se confondre avec l’âge social et même déterminer ce dernier. Il y a des jeunes salariés, dotés de caractéristiques précises, des salariés d’âge moyen et enfin des salariés âgés dont   la carrière va vers sa fin. Le temps qui passe, dans cette perspective, semble scander presque naturellement le comportement des personnes au travail. Les difficultés à s’engager dans la carrière, la période de consolidation de la présence au travail et enfin, le moment du déclin   et de la sortie programmée de l’activité donnent alors l’impression d’être autant de moments inexorables et vécus par toutes et tous presque de la même façon. Pourtant, X. Gaullier (1988) affirmait que l’âge est en fait un ”concept-écran” (p. 119), voire une notion ”fourre-tout” (p. 120) qui occulte de nombreux autres phénomènes comme l’appartenance sociale, le sexe et la situation vécue par chaque salarié. Il y a sans nul doute du biologique dans l’âge et       les générations mais la facilité consiste sûrement à imputer un ensemble de comportements naturels et presque obligés à des générations qui vivent pourtant des modalités d’insertion au travail fortement dissemblables .

Il était important de prendre cette question d’une autre manière, en donnant tout son relief au travail et au rapport à l’emploi comme matrice des comportements et des attitudes observées dans l’entreprise. Pour cela, il fallait aussi faire part de nombreuses expériences dans lesquelles les acteurs sont engagés. La question des générations se présente avant tout comme un ensemble de problèmes auxquels se confrontent les acteurs – manageurs, représentants du personnel et salariés -, parfois avec difficulté et en tâtonnant pour trouver des méthodes adéquates permettant d’en prendre les enjeux à bras-le-corps. L’objectif de ce dossier consistait alors à présenter quelques points d’appui, pratiques et conceptuels, pour comprendre comment se joue ” Le destin des générations en entreprise ”, selon le titre d’un ouvrage de L. Chauvel (1998 et 2006). D’ailleurs, à suivre ce dernier, le contexte dans lequel les générations actuelles prennent pied dans l’emploi, depuis la crise des années 70 et 80, doivent le quitter ou prolonger plus longtemps leur présence au travail, est marqué par de profondes discontinuités par rapport à la situation des générations antérieures. La fin du plein- emploi, l’essor de la précarité, l’intensification et les transformations structurelles du travail marquent la réalité de chaque génération et signifient qu’il n’est pas demandé aux uns et autres de vivre la même chose, de subir les mêmes contraintes et de bénéficier des mêmes avantages.

Ce point de vue est essentiel pour comprendre les propos tenus par chacun des auteurs ayant contribué à ce numéro. La génération est comprise ici moins comme un point de départ de l’analyse que comme le résultat et l’aboutissement de pratiques d’organisation du travail et de l’empreinte laissée par des parcours professionnels qui diffèrent fortement entre les individus au travail. La perspective est ainsi renversée par rapport à une vision qui conférerait une toute puissance à des caractéristiques générationnelles, pensées indépendamment des contextes et de l’environnement professionnels. Pour l’entreprise, c’est plutôt une bonne nouvelle. Il s’agit alors moins de s’ajuster à la ” diversité ” des générations – en multipliant des dispositifs spécifiques de gestion – que de proposer des parcours et des situations de travail qui produisent du ” sens ” pour toutes et tous, évitent l’usure professionnelle et soutiennent l’engagement des salariés. Ce second numéro de La Revue des conditions de travail entend ainsi participer à la mission fondamentale d’amélioration des conditions de travail dévolues au réseau Anact – Aract en offrant un espace réflexif à des contributions d’horizons divers, chercheurs, consultants et intervenants du réseau. Il ne s’agit certainement pas de ” livrer ” le point de vue de l’Anact sur la question mais de montrer comment les problèmes soulevés par la notion de générations ” travaillent ” en profondeur les entreprises d’aujourd’hui.

Le ” temps ” du travail et de l’emploi n’est pas linéaire

 Ce rapport à la ” réalité ” actuelle de l’entreprise et du monde du travail conditionne certainement l’accès des générations au travail et les expériences vécues par chacune d’elles. En fait, le temps socio-organisationnel n’est pas linéaire et certaines des contributions présentées ici le montrent avec éloquence. Trois contributions illustrent le fait que jeunes et plus anciens connaissent des modalités d’insertion professionnelle marquées par de véritables ruptures et des expériences foncièrement dissemblables 1.

C’est le cas dans l’article de Laurent Erbs qui prend pour exemple une situation de chantage à l’emploi débouchant sur du travail gratuit. Certes, tous les patrons coiffeurs ne font pas preuve de légèreté avec le droit du travail, c’est même sûrement l’exception. Mais cet exemple particulier vaut aussi par ce qu’il révèle : avec, en 2012, plus de 18% de chômage chez les 15-29 ans, l’accès à un premier emploi s’avère souvent un parcours du combattant. L’effort demandé se paie doublement, par ” l’enrôlement des subjectivités ”, concept emprunté à David Courpasson, mais aussi par tout ce qu’il faut taire pour accéder enfin à un emploi après un apprentissage plus ou moins long, des périodes d’essai reconductibles et le passage par des contrats de professionnalisation. Entre l’apprentissage et le CDI, un parcours souvent fait de précarité s’installe, qui met les apprentis dans une situation parfois désavantageuse. Le ” surplus ” de main-d’œuvre disponible crée un rapport de force défavorable pour les accédants à l’emploi. De plus, cette situation est renforcée par les conditions organisationnelles du secteur : les entreprises sont petites, soumises à une forte concurrence fondée sur une relation de service exigeante et tenant à l’image de soi des clients (l’embellissement). La proximité entre employeurs et employés favorise ainsi l’adhésion des jeunes coiffeuses à un modèle qui comporte, pour elles, des conséquences négatives (la gratte et la mise à disposition d’un temps de travail gratuit). Comme le souligne Laurent Erbs en conclusion, cette ” adhésion” douloureuse en vue de l’obtention d’un CDI ” (…) résulte d’une construction sociale qui imbrique contrainte économique, incertitude sociale et rapport de genre”. Nulle fatalité mais un rapport salarial qui s’exerce à l’encontre des primo-accédants à l’emploi, trop nombreux pour être absorbés par un marché de l’emploi atone.

Une situation où un conflit générationnel apparent ne résiste pas à l’analyse organisationnelle se retrouve dans la contribution de Joël Ambroisine. Celui-ci prend pour objet les Communautés Emmaüs dans plusieurs pays européens. En observant les situations de travail mais aussi en s’immergeant dans les différents métiers pratiqués par les Communautés – la récupération et la valorisation   des objets de ” seconde main” – Joël Ambroisine montre toute la complexité des rapports entre les différentes catégories de travailleurs pauvres qu’il serait trop simple de réduire à une stricte différence intergénérationnelle. Bien sûr, des mécanismes de socialisation historiquement ancrés sont à l’œuvre. Il est d’ailleurs possible d’en dresser une typologie. Il y a les ” acteurs bâtisseurs ” traditionnels issus des premières expériences de la précarité dans les années 50 et 60. Ceux qui viennent après et assistent à l’essor d’une nouvelle pauvreté proviennent des premiers balbutiements du chômage de masse dans les années 80. Puis, il y a les ” nouveaux “nouveaux pauvres“ ” des années 90 et 2000, parfois engagés dans le militantisme politique et nourris par des préoccupations environnementales. À chaque fois, les expériences sont différentes et conditionnent les attentes de ces personnes envers l’emploi et le travail. Mais, comme le souligne Joël Ambroisine, cette situation n’est pas suffisante pour comprendre les dynamiques observées au sein des Communautés Emmaüs. Celles-ci reposent sur un trépied organisationnel composé des compagnons qui produisent et vivent au sein des Communautés, des salariés qui encadrent et gèrent l’activité et enfin, des bénévoles qui décident des orientations stratégiques des Communautés. Ce système ne fonctionne pas sans heurts. Des tensions et des contradictions apparaissent entre la valorisation économique de l’activité et l’objectif de réinsertion des personnes en difficulté. Dans certains cas, les plus productifs – qui sont aussi les plus jeunes pour les activités de force – peuvent être les plus sollicités au détriment de leur réinsertion. D’autres, pourront ne jamais se réinsérer au risque de vieillir dans la Communauté. Un sentiment d’injustice perdure alors qu’il reste difficile de tenir compte de la diversité des souhaits de trajectoires professionnelles des uns et des autres. Des tensions surgissent qui ne sont pas tant dues à l’existence de générations en soi qu’aux difficultés pour organiser des parcours satisfaisants au sein des Communautés. Des statuts différents ainsi que des écarts de revenus renforcent ce mécanisme. Pour Joël Ambroisine, cette situation marque même ” (…) l’échec des Communautés en tant que marchés transitionnels de l’emploi ”. Un effort de négociation est donc encore nécessaire pour assurer la compatibilité entre les besoins des salariés/bénévoles/bénéficiaires et l’évolution des Communautés.

D’une certaine façon, dans l’analyse des phénomènes générationnels, selon l’expression de N. Flamant (2005) ” un train peut en cacher un autre” et derrière l’apparence d’un conflit de ce type peut se profiler des transformations conséquentes de l’organisation du travail. L’article des jeunes chercheures Melia Djabi et Sakura Shimada entend justement dépasser les limites de certains travaux utilisant la notion de génération. Elles réfléchissent d’abord au ” flou terminologique et sémantique” qui entoure la notion. L’âge au sens chronologique n’est pas suffisant pour expliquer les phénomènes générationnels. Il faut aussi utiliser la notion de cohorte sociétale, c’est-à-dire, vérifier comment un ensemble d’individus, nés au même moment, a vécu des expériences relativement similaires. e ce point de vue, les auteures ne souscrivent pas à l’idée de présomption d’homogénéité générationnelle qui est rencontrée parfois dans la littérature managériale avec le recours à des expressions comme celles de générations X ou Y. Les différences sont fortes entre membres d’une même cohorte générationnelle en fonction du milieu social, de la formation et des perspectives de carrières. Il y a autant, sinon plus, de différences intra-générationnelles qu’entre générations identiques. Enfin, comment opérationnaliser cette notion ? Les auteures le font à partir d’une étude empirique dans une grande société de transports. La notion de ” générations organisationnelles ” est proposée pour expliquer un certain nombre d’évolutions perceptibles chez des salariés d’âges     et d’anciennetés différents. L’entreprise s’est profondément transformée ces dernières années dans ses modes d’organisation – en segmentant et en autonomisant ses différentes entités – par la place accordée au client et la ” managérialisation” de l’activité et un pilotage par les indicateurs. Il est alors possible de repérer parmi des salariés différentes strates générationnelles qui correspondent   aux évolutions successives de l’entreprise et à la façon dont chacun vit celles-ci. Dès lors, les différences constatées, par exemple, en termes de conception de la sécurité – et la conflictualité   qui en résulte parfois – sont davantage le fruit d’un manque de concertation et de gestion du problème que l’importation au sein de l’entreprise de clivages générationnels préexistants. Les auteures concluent leur contribution en soulignant que, l’entreprise en général ” (…) joue un rôle majeur dans la production et le modelage des générations au travail ”. Elles le font en s’appuyant sur des ressources bibliographiques nombreuses, notamment en se référant aux travaux du sociologue Thomas Troadec (2006).

Le rapport au travail des générations : et pourtant, peu de changements à l’horizon !

Dans la littérature managériale, les termes de génération X ou Y sont utilisés fréquemment (par exemple, S. Crampton et J-H. Hodge, 2009, R. Friedrich et al., 2011, M. Delmas, 2014, B. Meyronin, 2014). Selon cette perspective, il existerait des générations clairement séparées par les attitudes et l’ethos professionnel de ses membres. Très souvent, l’investigation porte prioritairement sur les plus jeunes. Ils exprimeraient un comportement organisationnel foncièrement différent des générations précédentes. Utilisant avec facilité les nouvelles technologies, cherchant avant tout à maximiser le temps disponible, refusant les hiérarchies, préférant le nomadisme à la sécurité, il se dresse ainsi un portrait du jeune en salarié atypique et peu rompu aux règles organisationnelles rigides. Mais qu’en est-il réellement ? Il est d’usage dans cette littérature d’avoir recours à des anecdotes issues de l’expérience personnelle des observateurs. Parfois, le champ d’étude porte seulement sur des jeunes scolarisés ou en phase initiale de socialisation professionnelle. Il manque alors une comparaison intergénérationnelle qui puisse donner accès à une compréhension croisée des générations au travail.

Les deux contributions qui traitent de cette question – celle de Jean-François Tchernia et de François Pichault – le font de manière systématique en utilisant des matériaux issus d’enquêtes quantitatives. Jean-François Tchernia présente sa réflexion à partir de l’enquête européenne sur les valeurs qui se fait tous les 9 ans et qui porte maintenant sur 45 pays. La France se caractérise par une plus grande défiance entre les personnes que les pays nordiques. Le rapport au travail depuis 30 ans a évolué mais pas d’une façon spectaculaire ni dans la direction qu’on aurait pu imaginer. Il existe bel et bien un relatif désengagement au travail mais celui-ci est observé depuis vingt ans et affecte toutes les catégories d’âge, jeunes comme moins jeunes. De plus, ce désengagement doit être mis en relation avec les cycles économiques (en période de crise, l’emploi devient plus rare et convoité), la progression de l’éducation et les cycles de vie des individus. L’âge ne façonne pas en soi l’engagement des personnes, les possibilités réelles qui s’offrent aux individus de pouvoir trouver un emploi satisfaisant sont également à prendre en compte. Il ne faut donc pas, comme l’avance Jean-François Tchernia, ” monter en épingle” les phénomènes générationnels. Ceux-ci doivent être mis en correspondance avec les évolutions du marché du travail, ainsi qu’avec les bouleversements technologiques et organisationnels qui caractérisent l’entreprise et son fonctionnement. La notion de génération n’est donc pas directement un facteur explicatif de ce qui conditionne les représentations des salariés ; c’en est plutôt une variable dépendante qui ne trouve du sens qu’en référence à des contextes précis.

Le propos de François Pichault s’inscrit dans la continuité du précédent article autant par sa rigueur méthodologique que par les conclusions apportées dans l’analyse. Dans l’ensemble, et après une enquête rigoureuse, François Pichault conclut qu’entre jeunes et moins jeunes, de façon surprenante, les ” différences s’estompent ” et que ce que les jeunes réclament est partagé par toutes les classes d’âge. Son enquête a été effectuée en Belgique auprès de 851 personnes salariés, étudiants et chômeurs. Les personnes de moins de 20 ans étaient exclues. Trois catégories ont été distinguées : les ” baby boomers”, nés entre 1949 et 1963, la génération X, née entre 1964 et 1979   et la génération Y, née après 1979. Il existe bien des différences entre les générations mais celles-ci ne sont pas aussi importantes qu’on aurait pu le penser. Les Y, par exemple, mettent davantage l’accent que les autres sur la nécessité pour eux de développer leurs compétences. Mais toutes les générations attachent de l’importance au besoin d’être reconnu dans le travail. Les attentes à l’égard de l’entreprise montrent également une grande convergence entre les générations. La garantie de l’emploi est plébiscitée par toutes les générations, infirmant par là les discours sur le caractère nomade de la génération Y. Pour François Pichault, ces résultats doivent être passés au tamis des pratiques de GRH. Celles-ci se sont caractérisées par une ” offre” d’individualisation des situations et de la rémunération. La gestion par objectif en est un exemple qui génère pourtant des conséquences inattendues en valorisant trop fortement les performances individuelles. Ce mouvement d’individualisation est sans doute inévitable pour des raisons profondes. Mais au vu des résultats de son enquête, il n’est sans doute pas nécessaire de multiplier indûment la segmentation des dispositifs gestionnaires en direction de certaines catégories d’âge. Une réflexion sur le travail et son organisation, secondée par des espaces de discussion 2, de façon à permettre l’expression de   tous sur leur activité serait sans doute plus pertinente et utile aux acteurs de l’entreprise.

Analyser les générations : le recours à la démographie du travail

 L’analyse des générations en entreprise est inséparable de l’usage des outils quantitatifs. La démographie du travail est alors convoquée pour analyser les classes d’âge et les mettre en relation avec les parcours vécus par les salariés. Trois contributions au moins traitent de cette question, soit comme un objet de réflexion, soit en illustrant une application de ces outils dans le cadre d’une intervention en entreprise. Il s’agit d’abord de la réflexion de Corinne Gaudart et de Serge Volkoff, tous deux du Creapt qui montrent comment la démographie du travail participe à la déconstruction des stéréotypes sur l’âge et le travail. Charles Parmentier, Vincent Lengowski et Didier Garros, de leur côté, précisent comment cet outil peut s’avérer utile sur le terrain de l’entreprise. Enfin, Guillaume Mesmin, à propos du contrat de génération, entame dans sa contribution une réflexion sur les seuils d’âge et l’usage des outils dans le soutien aux politiques publiques.

Pour Corinne Gaudart et Serge Volkof, l’âge des salariés, en soi, ne doit pas être considéré comme le critère ultime permettant de comprendre les atteintes à la santé et l’usure professionnelle. Il importe surtout de comprendre comment le croisement entre les réalités du travail et les parcours vécus par les salariés est susceptible d’expliquer le maintien ou non des salariés en bonne santé. À cet égard, la qualité de l’environnement professionnel exerce un rôle fondamental dans la production de la santé au travail. ” Il n’y a donc pas de fatalité aux processus d’exclusion par le travail ”, comme ils le soulignent. L’usure précoce, les difficultés d’insertion dans le travail renvoient davantage à des éléments d’organisation du travail qu’à l’existence de générations dotées de caractéristiques propres. On devient un salarié âgé autant par le passage du temps chronologique que par l’exposition à des situations professionnelles problématiques. D’ailleurs, ” (…) pourquoi les troubles musculosquelletiques apparaissent-ils dans certaines situations et non dans d’autres qui semblent pourtant similaires” ? Cette ” énigme” observée en entreprise trouve sa solution en prenant en compte finement la réalité vécue des personnes et la nature des arrangements organisationnels qui leur permettent, dans certains contextes, de tenir et de développer leurs compétences. De ce point

de vue, la démographie du travail, combinée à des analyses in situ, illustre la variabilité profonde des situations. Ici un collectif de travail peut s’avérer protecteur et permettre l’intégration réussie des nouveaux. Là, au contraire, l’intensification du travail, en accroissant les rythmes, ne permet pas à chacun de se prémunir face à des contraintes excessives. La soi-disant résistance au changement des anciens, la labilité supposée des nouveaux et leur empressement relatif au travail sont en fait des propositions ” naturalisantes ” qui n’ont que peu de rapport avec les réalités effectives du travail. La démographie du travail permet d’éviter les appréciations ” péremptoires” et accorde aux acteurs de terrains des marges de manœuvre pour améliorer les conditions de travail. On le voit ici encore, il n’y a pas de fatalité à de mauvaises conditions de travail : tout est affaire de choix et d’organisation.

C’est justement une action de ce type que développe la contribution de Charles Parmentier, Vincent Lengowski et Didier Garros. Ceux-ci narrent une expérience d’intervention dans un secteur où les conditions de travail sont particulièrement éprouvantes : l’abattage et le traitement de la viande. Le revers de cette situation se traduit par de nombreux départs de salariés à des âges précoces. Ce turn over devient préoccupant pour les responsables de l’entreprise. L’usage des données démographiques permet de s’apercevoir que d’un atelier à l’autre, sans que la pénibilité soit a priori différente entre ceux-ci, l’ancienneté des salariés diverge de façon importante. Le départ précoce des salariés dans un des ateliers semble alors moins relever de conditions inhérentes au métier qu’à des facteurs organisationnels divers. L’organisation des parcours est particulièrement en cause. Les salariés sont ” bloqués” dans cet atelier sans possibilités de passages dans d’autres secteurs de l’entreprise. Les pratiques de management sont également problématiques. Le matériel est vétuste et les horaires sont imposés de façons rigides. En fait, la pénibilité intrinsèque du métier qui est évoquée par tous semble davantage un alibi qu’une réalité tangible. Les comparaisons intersectorielles ne montrent aucune fatalité dans des métiers tout autant difficiles et qui ne connaissent pas un turn over aussi élevé. La plupart des salariés quittent l’entreprise par démission ou avant la fin de leur période d’essai. La combinaison d’une démarche fondée sur l’exhibition de données quantitatives et des analyses de terrain permet de faire évoluer les représentations entre le management et les salariés. Un débat peut alors émerger pour trouver des solutions organisationnelles limitant les difficultés d’un métier que tous reconnaissent comme particulièrement pénible.

L’article de Guillaume Mesmin, qui constitue en même temps une première évaluation du contrat de génération (dans deux entreprises et 25 accords), aborde également la question du recours   aux outils quantitatifs. Il le fait à partir des travaux de E. Godelier (2007). Celui-ci analyse le recours croissant des entreprises aux ” abrégés de gestion” que sont les pyramides des âges. Cet usage reconduit souvent les préjugés les plus tenaces sur l’âge et le travail, notamment en assimilant automatiquement l’avancée en âge avec une diminution des capacités des individus (E. Godelier, 2007 : p. 128). Se focaliser sur les âges extrêmes – comme l’y invite une certaine utilisation de ces outils, en définissant a priori des seuils – escamote les populations concrètes et l’empreinte que le travail exerce sur celles-ci. Guillaume Mesmin montre ainsi que le contrat de génération – politique publique lancée en 2013 – n’échappe pas complètement à ce biais cognitif. En recourant à des seuils d’âge précis – un senior a 57 ou 55 ans, un junior moins de 26 ans (30 pour les travailleurs handicapés) – et en soutenant leur mise en relation par des aides économiques, le législateur postule implicitement qu’il en résultera une meilleure articulation entre les générations pour l’apprentissage et la transmission des compétences. Il est sans doute trop tôt pour évaluer exhaustivement l’efficacité de cette mesure publique (voir aussi : A. Jolivet et J. Thébault, 2014). Mais en se focalisant sur les âges

– et de ce point de vue Guillaume Mesmin montre comment les instruments de gestion soutiennent parfois cette focalisation – le risque est considérable de laisser de côté le travail et son organisation. Il n’est pas sûr, par exemple, que ce soit les seniors qui soient le mieux disposés en entreprise pour assurer la transmission vers les nouveaux arrivants. Où s’ils le sont, c’est toujours grâce à des modalités organisationnelles qui soutiennent cette action plutôt qu’en fonction de l’âge en tant que tel.

Les dispositifs d’action

Les différents dispositifs destinés à traiter la question des générations en entreprises font l’objet de plusieurs contributions du dossier. Outre l’article précédent, ceux d’Aline Drone et de Fabienne   Caser s’attachent également à suivre des dispositifs qui relèvent de l’action publique. Bien sûr, il ne s’agit pas d’en faire une évaluation complète mais de prendre la mesure de certaines situations particulières, toujours en mobilisant des matériaux issus d’interventions en entreprises.

Aline Dronne décrit une action collective qui s’est déroulée en Lorraine et qui impliquait les métiers d’art dans de très petites entreprises, parfois individuelles. Cette action était soutenue par la Mission lorraine des métiers d’art au conseil régional de Lorraine. L’enjeu consistait à favoriser les processus de transmission entre apprenant et Maître maître d’art. Cinq métiers étaient concernés :   la ferronnerie, la faïencerie, la décoration, la tapisserie et la lutherie. Aline Dronne a pu observer en situation comment les processus de transmission se mettent en place dans ces métiers, entre les apprenants et les artisans confirmés. Elle a également conduit des entretiens – individuels et collectifs

  • pour compléter ses investigations. Contrairement à une idée reçue, la transmission ne repose pas seulement sur le déversement vers l’apprenant d’un ensemble de connaissances abstraites   et décontextualisées. Aline Dronne montre bien que les situations de transmission requièrent des logiques de mises à l’épreuve en situations réelles : événements imprévus, gestes montrés et répétés mais qui doivent être incorporés par l’apprenant à sa manière, combinaisons inédites entre savoir-faire mais aussi appréhension des dimensions économiques de l’activité, relations entre les protagonistes de la transmission, rapport à l’autorité et à la nécessaire émancipation de la tutelle du Maître d’art en fin d’apprentissage, etc. C’est en fait tout le registre du réel qui est convoqué dans les processus d’apprentissage pour en assurer l’efficacité. Cette conclusion n’est pas inutile du point de vue pédagogique et des méthodes d’apprentissage. De plus, elle dépasse certainement   le champ spécifique des métiers d’art pour s’appliquer à d’autres secteurs économiques. Et même, dans des contextes fortement industrialisés, cette conclusion reste valable. Après tout, comme le relève R. Sennet (2008) dans un ouvrage consacré à ce que sait la main, c’est-à-dire à ce qui est fait parfois sans passer par une construction cognitive formalisée, ” le métier désigne un élan humain élémentaire et Le désir de bien faire son travail en soi ” (p. 20). Cet article représente un appui pour toute politique d’entreprise consacrée à l’apprentissage et à la transmission qui va bien au-delà de la situation des métiers d’art.

Fabienne Caser, de son côté, examine les retombées de la loi senior de 2008 destinée à favoriser le maintien en emploi des salariés qualifiés de seniors, c’est-à-dire de ceux qui ont plus de 50 ans. Plus précisément, elle s’applique à mettre en rapport l’approche ” conditionnelle ” des relations entre âge, efficacité et vieillissement avec cette politique publique. Cette approche a été développée par le Creapt (voir ci-dessus), et le réseau Anact – Aract favorise son utilisation et sa diffusion auprès des utilisateurs potentiels dans les entreprises et par les consultants-chercheurs. Pour cette approche, l’avancée en âge n’est pas le seul critère permettant d’évaluer la capacité d’un salarié de se maintenir au travail. C’est plutôt l’interaction de celui-ci, tout au long de sa carrière, avec des environnements de travail, soit propices, soit problématiques, qui peut expliquer le maintien en emploi ou au contraire des sorties précoces de l’activité. Les effets du vieillissement peuvent ainsi, sous certaines conditions, être accélérés ou retardés.

Comment les entreprises ont-elles réagi à la promulgation de la loi de 2008, sachant qu’elles avaient très peu de temps pour se mettre en conformité ? La loi comportait ainsi à la fois un volet incitatif mais aussi la possibilité d’une pénalisation financière à défaut de la conclusion d’un accord dans des délais précis. Fabienne Caser analyse alors le cas de cinq entreprises – grandes et moyennes dans des secteurs variés. Le but n’est pas de prétendre à l’exhaustivité mais de procéder à une première évaluation des effets de la loi. La ligne de partage se situe entre les entreprises déjà habituées à traiter la question des âges – les entreprises initiées – et celles qui découvrent cette

question sous l’impulsion de l’obligation réglementaire. Pour les entreprises déjà initiées, et qui dans certains cas étaient sensibles à une approche conditionnelle des relations entre les âges et le travail, la loi représente à certains égards un rétrécissement de perspective. Ces entreprises pratiquaient déjà une gestion de tous les âges et la loi vient remettre en cause partiellement cette optique en focalisant l’attention sur les seuls seniors. Toutefois, comme le souligne Fabienne Caser, la loi n’a pas eu ” d’effet de retour en arrière”. Et même, certaines mesures plus spécifiques en direction des seniors apparaissent pertinentes. Pour les entreprises sans antériorité, le bilan est plus contrasté. Certaines se concentrent sur la seule population des seniors sans se préoccuper de ce qui conduit ceux-ci à développer des signes d’usure et d’altération de la santé. L’attention se porte alors sur les individus au détriment des processus de travail problématiques. La question devient ” qu’est-ce qu’un vieux travailleur et comment l’identifier ?» et non pas ” qu’est-ce qu’un travail où l’on se trouve vieux et comment le transformer ?” pour éviter les situations d’usure précoce. On le voit, et c’est la principale conclusion de Fabienne Caser, si la loi représente parfois un point d’appui pour modifier les situations de travail, ce n’est pas automatique ; c’est en fait un facteur ” déclenchant” qui ne peut pas à lui tout seul ” transformer les pratiques ”.

Enfin, ce numéro de La Revue des conditions de travail s’achève par la publication d’une contribution hors-dossier. Toutefois, l’article de Pascal Ughetto, consacré aux espaces de discussion et de dialogue dans l’entreprise est particulièrement pertinent pour conclure ce numéro. Il reprend le fil d’une problématique qui a déjà été exposée : et si une partie des problèmes repérés aujourd’hui dans l’organisation du travail, en particulier la toute puissance apparente de dispositifs de gestion, relevait d’une absence d’espaces adéquats pour débattre et discuter du travail ? Pascal Ughetto remarque que le déploiement tous azimuts des grandes machineries gestionnaires s’est fait de conserve avec la montée en puissance des RPS et des plaintes sur le travail. Ces machineries imposent une ” dépragmatisation” du fonctionnement de l’entreprise : ce dernier est de plus en plus soumis à des normes qui viennent dire de l’extérieur ce que doit être l’activité et obligent des façons de faire sans que la gestion soit éclairée par la pratique et l’expérience. Les ajustements locaux et informels peinent alors à trouver un espace pour s’exprimer. La gestion risque alors de devenir un soliloque. Pourtant, comme le souligne Pascal Ughetto, ” le travail est forcément investi normativement”. Il procède intrinsèquement d’une mobilisation subjective et cognitive. Pour réaliser ce qu’il doit faire, affronter les événements et tout ce qui résiste dans le réel, le sujet au travail doit investir de lui- même. C’est lorsqu’il n’existe aucun espace pour discuter de cette mobilisation que la situation psychique des salariés devient problématique. Et l’on voit bien tout ce qui concourt aujourd’hui à rendre difficile cette expression, autant dans les programmes de formation des manageurs que dans les habitudes qui ont été prises.

Pourtant, le développement d’espaces de discussion, comme le souligne Pascal Ughetto, relève davantage d’une expression proprement politique que de considérations techniques : ” Il s’agit de décider comment on règle l’autorisation donnée par les directions centrales aux acteurs de terrain d’exprimer ce qu’ils font réellement et de revendiquer le droit d’organiser à leur tour ”. Il est aisé de comprendre pourquoi et comment les espaces de discussion peuvent susciter de l’inquiétude et de la méfiance. Ceux-ci modifient potentiellement les rapports de pouvoir dans l’entreprise. L’exercice est donc à risque pour certains acteurs. Mais le bénéfice attendu dépasse simplement le registre de l’expressivité. C’est aussi une question d’efficacité et de performance pour l’entreprise. Enfin, l’article de Pascal Ughetto se termine par des considérations plus pratiques. Il n’existe sans doute   pas de formules magiques pour déployer les espaces de discussion en entreprise. Il faut s’adapter à des contextes spécifiques. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut discuter du travail quotidien et des épreuves concrètes du travail. De plus, les cadres de terrain doivent pouvoir ” (…) faire quelque chose de   cette expression ” et en répercuter les résultats dans les différentes strates managériales. Enfin, il   est certainement nécessaire de ne pas mettre fin trop abruptement à une discussion au prétextequ’elle prend un certain temps. On le voit, comme conclut Pascal Ughetto, ce type de dispositif va à ” rebours des tendances” observées dans les entreprises ces dernières années. L’avenir des espaces de discussion n’est donc pas encore écrit. Il serait dommage que ces dispositifs, faute d’une ambition appuyée, finissent par être rangés dans la catégorie des gadgets managériaux sans” portée pratique véritable.

Non directement rattaché aux questions de générations développées au long de ce numéro de La Revue des conditions de travail, ce dernier article nous rappelle que s’il est une leçon a retenir, c’est bel et bien que le travail et son organisation dépendent de choix et de discussions portés par de nombreux acteurs. Les problèmes associés aux générations ne trouveront pas de solution sans un passage par l’élargissement du débat social. Chacun des articles témoigne à sa façon     de cet axiome. Les deux comptes rendus de lecture – rédigés respectivement par Michel Parlier   et Clément Ruffier, permettent également de prolonger le débat. Les deux thématiques explorées sont importantes à plus d’un titre. La reconnaissance fait l’objet depuis quelques années d’une attention soutenue de la part de nombreux acteurs de l’entreprise. La participation, de son côté, est un thème récurrent qui agite le monde salarial et qui pourrait connaître, à l’avenir, une nouvelle actualité. L’un et l’autre assurent à ce second numéro de La Revue des conditions de travail de continuer à explorer ce qui joue en faveur de l’amélioration des conditions de travail et d’en faire état systématiquement.

Notes:

  1. Bourdieu précise ainsi dans un entretien avec Anne-Marie Métaillé (1978 : p. 2) ” (…) que l’âge est une donnée biologique socialement manipulée et manipulable ”. La notion de génération n’est pas plus aisée à utiliser. Elle n’inscrit pas automatiquement, à partir d’un même horizon temporel et spatial, des attitudes et des représentations identiques. Certes, il est possible avec M. Bloch (1952), de définir la génération comme ” (…) une communauté d’empreinte, venant d’une communauté d’âge ”. Mais l’historien, dans la foulée, admet ” qu’une société, à vrai dire, est rarement une ” (p. 95) et que l’analyse des phénomènes générationnels doit éviter les propos globalisants.
  2. Comme le propose la contribution de Pascal Ughetto que nous évoquerons plus

Bibliographie

Bloch, M., (1952), Apologie pour l’Histoire ou Métier d’historien, Librairie Armand Colin.

Chauvel, L. (1998 et 2006), Le destin des générations. Structure sociale et cohorte en France au XX e siècle, Presses Universitaires de France.

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Métaillé, A-M., (1978), ” La jeunesse n’est qu’un mot ”, entretien avec P. Bourdieu, paru in Les jeunes et le premier emploi, Association des âges.

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