Les rendez-vous manqués du contrat de génération. Les limites d’une approche intergénérationnelle centrée sur l’âge

Guillaume Mesmin, consultant du cabinet Sextant Expertise, spécialisé dans le conseil aux représentants du personnel et doctorant en sociologie au Centre Émile Durkheim

Le contrat de génération constitue une offre nouvelle de la part des pouvoirs publics pour faire face aux défis posés par le chômage des jeunes et le faible taux d’emploi des seniors. Cette innovation législative instaurée en 2013 préconise de s’intéresser aux différents groupes d’âges – en fait uniquement les ”jeunes” et les ”salariés âgés” – non pas de manière séparée mais avec une perspective intergénérationnelle.

Après une lecture critique du cadre législatif soutenant ce dispositif, cet article entend illustrer que sa mise en œuvre, dans deux entreprises, reste décevante en termes de création d’emploi pour les ”jeunes” et de maintien des ”seniors ” en activité. Cette observation montre que la notion de génération semble mal maîtrisée du fait d’un recours excessif aux ”abrégés de gestion” (E. Godelier, 2007 : p. 127) que sont entre-autres les pyramides des âges et de la référence aux seuls ”âges” extrêmes. Cette conclusion est corroborée par l’analyse de 25 accords collectifs d’entreprises portant sur le contrat de génération. Enfin, cet article révèle combien le poids des stéréotypes conférés à l’âge exerce un rôle prépondérant dans la construction de cette problématique et des pratiques qui lui sont associées.

LE CONTRAT DE GÉNÉRATION : D’OÙ VIENT-IL ? QU’INDUIT-IL ?

Le contrat de génération est un dispositif d’aide à l’emploi qui vise à soutenir la création, en entreprise, de binômes de salariés comprenant un jeune de moins de 26 ans (30 ans pour les salariés handicapés) et un senior de 57 ans (ou de 55 ans au moment de son embauche) en CDI au moment de la conclusion du contrat. L’aide publique est directe pour les entreprises de moins de 50 salariés, conditionnelle à la conclusion d’un accord ou d’un plan d’action conforme pour les entreprises de 50 à 300 salariés et prévoit des pénalités financières pour les plus grandes en l’absence d’un accord ou d’un plan d’action. Les accords collectifs doivent comporter des mesures en faveur de l’insertion durable des jeunes, le maintien en emploi des salariés âgés et la transmission des savoir-faire et des compétences entre les générations au travail. L’accord doit être précédé d’un diagnostic portant sur la pyramide des âges, les caractéristiques et l’évolution des âges – jeunes et plus âgés – dans l’entreprise 1.

Contrairement aux dispositifs proposés pour les seniors (2008 et avant), centrés uniquement sur une seule catégorie d’âge, le contrat de génération s’installe résolument dans une perspective intergénérationnelle (Jolivet et Thébault, 2014). Il associe l’emploi des jeunes au maintien de celui des salariés âgés. Le contrat de génération invite de façon explicite à faire évoluer les représentations conférées à l’âge. Plus encore, ce texte milite pour un changement des dogmes managériaux     et projette implicitement de contraindre les pratiques de gestion du personnel qui font de l’âge un facteur d’exclusion. Le communiqué de presse accompagnant sa mise en œuvre est de ce point de vue particulièrement éclairant : ” Regarder les jeunes comme une chance et comme un investissement pour l’entreprise, et reconnaître la valeur des salariés âgés, riches d’une expérience précieuse pour toute organisation” 2. Dans l’esprit du texte, il s’agit bien d’insuffler l’idée selon laquelle faire partir les plus âgés, ou les pousser vers la sortie, ne fait pas automatiquement de la place pour les jeunes.

Néanmoins, le constat initial part d’une vision très théorique, voire un peu simpliste, de la ” transmission ” des savoirs et des compétences en situation ” réelle ” au sein des entreprises. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle ce dispositif a suscité de vives critiques 3. De nombreuses études démontrent,   en effet, que la transmission ne s’opère pas uniquement lors d’interactions entre anciens et jeunes mais plutôt au sein des équipes ou via un système de pairs (Flamant, 2005). De même, les mobilités, les reconversions professionnelles, les problématiques d’emploi, ainsi que les modes de gestion des ressources humaines bousculent très fortement le schéma usuel sur lequel repose le contrat de génération (Jolivet et Thébault, 2014). D’autant plus que c’est l’organisation même du travail qui fabrique parfois des tensions intergénérationnelles (Papinot, 2013).

En outre, faire reposer ce dispositif sur le seul argument de la complémentarité entre jeunes et seniors apparaît relativement risqué. Symboliquement, celui-ci renvoie de façon implicite aux pratiques anciennes du compagnonnage, mais aussi à l’idée que l’on se fait de l’éducation (Masingue, 2009). Dans son acception générale, la transmission s’organise depuis toujours des anciens vers les nouvelles générations. Inévitablement, cette conception de la transmission des compétences renvoie à une représentation – plutôt négative – de la jeunesse et – plutôt positive – de la séniorité qui peut être résumée comme suit : compte tenu de son âge et de sa faible expérience du travail, le jeune incarne la figure du ” novice”. À l’inverse, le salarié âgé, du fait de son expérience, représente la figure de l’” expert ” ayant des connaissances à transmettre. C’est en ce sens que Jolivet et Thébault (2014 :110) affirment que le contrat de génération ” fait de l’âge, le facteur déterminant pour rendre compte de l’expérience et du parcours de chacun”. L’âge risque ainsi de devenir le paramètre exclusif de la transmission en entreprise.

UN DISPOSITIF ” SOUPLE ” AUX CONTOURS PARFOIS FLOUS

La loi du 1er mars 2013 sur le contrat de génération fixe des exigences à la fois en termes de contenus et de résultats attendus. Du point de vue de l’incitation à la négociation, cette loi revêt les mêmes contours que les lois précédentes sur l’égalité professionnelle (2008) ou sur les seniors (2005). La place octroyée à la négociation s’inscrit clairement dans le cadre d’une ” action publique négociée” (Groux, 2005).

Le contrat de génération est conçu comme un dispositif incitatif et modulable selon la taille des entreprises, en articulant la ” menace” d’une pénalité financière à défaut d’un accord collectif (ou de plan d’action) pour les grandes entreprises, et des aides financières pour les TPE et PME notamment. En termes de résultats attendus, l’accord (ou le plan d’action) doit comporter des engagements chiffrés d’embauche de jeunes en CDI et de maintien dans l’emploi des salariés âgés. Il doit également comprendre des mesures dans cinq domaines d’actions précis dont au moins deux actions en faveur des seniors doivent figurer dans l’accord collectif. Enfin, il doit comprendre un diagnostic préalable, afin d’apprécier la situation de l’emploi des jeunes et des salariés âgés au sein de l’entreprise. Il constitue donc la base des engagements de l’employeur.

Une des particularités de ce dispositif réside dans la ” souplesse” accordée aux négociateurs concernant la détermination des bornes d’âges, contrairement au dispositif senior 4. Le législateur considère que l’entreprise, ou la branche, est la plus à même de les définir, en fonction des éléments consignés dans le diagnostic. Ce qui peut apparaître paradoxal, car le législateur détermine, par ailleurs, une exigence d’âge comme cadre de définition des conditions de l’aide financière pour les TPE et PME notamment (de moins de 26 ans pour un jeune et 57 ans et plus pour un salarié âgé). Ambivalence qui peut être de nature à générer un flou autour de la définition des seuils d’âge, d’autant plus que de multiples références à l’âge, de la jeunesse et de la séniorité, figurent dans le Code du travail 5. De fait, le cadre législatif au sujet des bornes d’âge peut apparaître comme relativement coercitif (Jolivet, Thébault, 2014).

Enfin, la loi définit également les éléments 6 devant a minima figurer dans le diagnostic, tels que les départs prévisionnels à la retraite ou la pyramide des âges. Elle précise aussi que c’est à partir de ces indicateurs que devront être pris des engagements chiffrés en faveur de l’emploi des jeunes et des salariés âgés. D’où l’importance accordée aux données et aux outils utilisés par les entreprises pour classer les salariés. Force est de constater que le sujet est en général peu discuté dans les entreprises : pour les partenaires sociaux, il s’agit d’abord de comprendre les données produites par l’employeur et non de questionner les méthodes et/ou les outils utilisés pour la réalisation du diagnostic. Or, les sociologues s’intéressant aux outils de gestion ont démontré que les regroupements catégoriels utilisés risquent toujours d’être en porte à faux par rapport à l’hétérogénéité des éléments qui y sont rassemblés. Par exemple, Thévenot (1979) racontait déjà en détail les problèmes de classement posés par la jeunesse consistant à se rabattre sur le seul critère de l’âge ” apparemment plus univoque” mais en fait soumis à de multiples déterminants. Or, on sait tous que les ” jeunes ”, selon leurs origines et leurs formations, ne rencontrent pas les mêmes difficultés sur le marché de l’emploi…

Ainsi, il est possible d’émettre quelques réserves au sujet de la portée des diagnostics, car tels qu’ils sont définis dans la loi, ceux-ci se veulent surtout quantitatifs et n’incitent pas à la réalisation d’un état des lieux concret des pratiques régissant l’organisation réelle du travail au sein des entreprises. De fait, ce type de diagnostic peut restreindre le champ d’analyse. Le risque, dans cette approche, est de méconnaître les difficultés à réunir ces deux générations dans le contexte de l’entreprise aujourd’hui. Ce faisant, l’âge devient une véritable ” prophétie autoréalisatrice ” 7 (Espeland et Stevens, 1998) en mésestimant le rôle exercé par les conditions et l’organisation du travail dans la production des générations.

Méthodologie : entre étude de cas in vivo et analyse de vingt-cinq accords d’entreprise

L’analyse repose sur deux cas d’entreprises appartenant au secteur de l’assurance et sur une analyse de contenu de vingt-cinq accords collectifs relatifs au contrat de génération, tous secteurs confondus (sauf les TPE).

Différentes raisons motivent le choix de ces entreprises. Le secteur des assurances est la première branche professionnelle à avoir signé un accord relatif au contrat de génération (en avril 2013).

Les entreprises du secteur s’inscrivent dans une démarche positive et volontariste d’autant que celui-ci concentre une proportion assez élevée de jeunes de moins de 30 ans (14.2% en 2013) et de salariés âgés de 55 ans et plus (16.9% en 2013). Si ce secteur a été moins affecté par la crise économique que d’autres, l’assurance fait aujourd’hui face à un décalage entre les profils disponibles et les besoins de compétences au vu des évolutions du secteur vers le numérique.

Ces deux entreprises ont un marché interne, des moyens (financiers et humains) et une taille sensiblement différents : l’une comprend plusieurs milliers de salariés en France et appartient     à un grand groupe international, l’autre a un effectif d’un peu plus de 300 salariés. Le marché   de l’emploi de la plus grande, que l’on nommera ” Assur +” par commodité de lecture, peut se caractériser comme suit : le maintien dans l’emploi des salariés âgés est plutôt bien assuré et     la mobilité interne y est plutôt active et bien structurée. Pour les jeunes, l’apprentissage ou un CDD constituent l’étape préalable à une embauche en CDI. Le nombre d’emplois est en baisse depuis quelques années. L’ensemble des départs (dont 40% au motif de la retraite) n’est pas remplacé. Ceux-ci sont perçus comme une opportunité pour favoriser le renouvellement des compétences internes (via la mobilité) et une maîtrise fine de la masse salariale.

Chez ” Transport ”, les recrutements sont quasi inexistants en raison de nombreuses restructurations qui se traduisent par des départs de salariés. Son dispositif d’insertion des jeunes n’est pas vraiment activé, que ce soit en termes d’apprentissage ou d’embauche en CDI. Son marché interne est plutôt atone en raison des faibles possibilités de mobilités offertes aux salariés. De fait, l’entreprise n’a pas pu tenir une politique ambitieuse d’insertion professionnelle des jeunes par la voie de l’apprentissage en raison d’embauches réduites en CDI. Si la question du renouvellement générationnel pourrait devenir un enjeu majeur, il n’en est rien à l’heure actuelle.

Dans les deux cas, l’analyse repose sur le suivi des actions prévues par le dispositif contrat de génération un an et demi après sa mise en œuvre (dans le cadre d’une expertise auprès du comité d’entreprise) et, aussi, par une analyse in situ des pratiques des acteurs (représentants des salariés et direction). Enfin, l’analyse de contenu 8 des vingt-cinq accords collectifs vise à renseigner le caractère généralisable ou non des résultats obtenus à partir de l’analyse ethnographique.

L’APPROCHE GÉNÉRATIONNELLE À L’ÉPREUVE DU CONTRAT DE GÉNÉRATION

  • Des objectifs en ” trompe-l’œil ” sur l’emploi

 Les objectifs sur l’emploi induit par le contrat de génération peuvent prendre différentes formes  et être fixés soit en nombre de salariés, soit en pourcentage de certaines catégories de salariés.  Ils varient donc selon le public concerné et la nature de l’engagement. Par exemple, chez ” Assur+” l’objectif concernant l’embauche des jeunes en CDI est exprimé en nombre : ” L’entreprise s’engage à recruter plusieurs centaines de jeunes en CDI sur la durée de l’accord”, alors que pour le maintien dans l’emploi des salariés âgés, l’entreprise s’engage à maintenir un ” taux d’emploi minimum de 15 % de salariés âgés”. Concernant l’embauche de seniors en CDI, l’engagement pris est relativement modeste avec moins d’une dizaine de recrutements pendant la durée de l’accord.

En ce sens, l’objectif concernant le recrutement direct en CDI favorise davantage les ” jeunes ”. Chez ” Transport ”, seul un engagement chiffré visant à favoriser le recours à des contrats d’alternance ou de professionnalisation figure dans l’accord. Pour les salariés plus âgés, l’entreprise souhaite faire progresser son ” taux d’emploi” en le passant de 12 % à 14 %.

Parmi le panel des 25 accords, différents types de formulation existent : il peut s’agir d’un engagement sur le nombre total de recrutements en CDI ” qui seront soit des jeunes soit des salariés âgés”, ou encore celui fixant à 35 % la part des ” jeunes ” dans l’ensemble des recrutements réalisés sur la durée de l’accord. L’analyse de notre panel d’accords révèle toutefois un consensus concernant l’objectif de maintien dans l’emploi des plus âgés : celui-ci est souvent exprimé en part relative. À l’inverse, l’objectif concernant l’embauche en CDI est multiforme.

Quels effets ? ” Assur +” avait quasiment atteint (à hauteur de 83%) l’ensemble des objectifs déterminant l’embauche en CDI de jeunes et de salariés âgés, après un an et demi de mise en œuvre. Concernant le maintien dans l’emploi de la part des 57 ans, l’ensemble des scénarios envisagés (prenant en compte différentes hypothèses de mouvements du personnel et du recul de l’âge des départs à la retraite) indiquait que cet objectif se réaliserait de lui-même, notamment du fait du temps qui passe d’ici l’arrivée à échéance de l’accord. Les mêmes résultats ont été observés pour ” Transport ”… Des objectifs qui, somme toute, manquaient d’ambition.

De plus, en mettant en perspective le nombre ” naturel ” d’entrées en CDI réalisées au cours des années précédentes et la part des ” jeunes ” dans ces recrutements, nos analyses ont révélé que l’objectif de recrutement de ” jeunes ” s’inscrivait dans les mêmes proportions de ceux des années précédentes. Ces observations témoignent de la relative prudence des entreprises étudiées lors de l’instauration de ce dispositif. Si cela rejoint les analyses de la Dares (2014), force est de constater que le contrat de génération ” n’a pas changé grand-chose” ni, comme on peut l’entendre parfois, véritablement favorisé l’emploi de ces deux populations.

Au regard de ces éléments, trois principaux constats peuvent être avancés. Le premier est celui de   la subtilité dans la formulation et la détermination des objectifs chiffrés. Pour les entreprises, l’enjeu semble consister à se ” donner de la souplesse” et à être ” prudentes”. Il convient alors de ne pas se ” fixer ” des contraintes trop importantes ni de modifier leurs pratiques de gestion du personnel. Les propos tenus par un DRH résument assez bien la situation : ” La vie des entreprises n’est pas toujours celle des accords, surtout celui du contrat de génération qui est un dispositif inadapté à la réalité   des entreprises ; si j’ai besoin de salariés, je recrute et inversement, quel que soit l’âge des salariés […] je ne vais pas attendre le contrat de génération pour cela ! ”. Le second est qu’au cours des négociations, il est parfois difficile pour les négociateurs syndicaux de cerner l’impact et l’ambition d’un objectif, sans qu’il ne soit explicitement mentionné les modes de recrutement et les modalités de cet équilibre : sa portée dépend, avant tout, de la dynamique globale de l’emploi, dont on         sait qu’elle peut évoluer au cours du temps au regard du contexte économique. Enfin, le troisième constat est que la loi ne semble pas avoir eu l’effet escompté. Dans les deux cas analysés, ce   dispositif n’a pas eu un effet ” accélérateur” sur l’emploi. Les entreprises ont conservé leur politique de régulation des effectifs – par la limitation de la masse salariale – qui passe systématiquement par un renouvellement des générations au travail.

  • À chaque ” génération ” ses mesures-types

 Quelles sont les principales mesures proposées aux ” jeunes ” et aux ” salariés âgés” dans le cadre de ce dispositif ? Y a-t-il des mesures/actions récurrentes ou innovantes parmi les vingt-cinq accords étudiés alors que le champ des possibles restait largement ouvert ?

On ne peut que constater que la mesure phare du dispositif contrat de génération est incontestablement le ” tutorat ” : toutes les entreprises de notre panel mentionnent celui-ci,     pour assurer les conditions de la transmission des savoirs, aménager la fin de carrière des salariés âgés, ou encore favoriser la coopération intergénérationnelle. Le tutorat apparaît comme ” la ” mesure ” passe-partout”. Seuls deux accords sur vingt-cinq prévoient la mise en place d’un tutorat ” inversé ”, c’est-à-dire d’un ” jeune ” vers un ” salarié âgé”, pour organiser le partage de savoirs concernant l’usage des nouvelles technologies.

Vient ensuite la mesure ” passage à temps partiel ” au côté de l’abondement en jours incitatifs (ou de rachat de trimestres) du Compte Épargne Temps (CET). Ces mesures s’adressent uniquement aux salariés âgés et on les retrouve le plus souvent parmi le domaine d’action ” aménagement des fins de carrières” et aussi dans le volet ” pénibilité ”. Au passage, il faut relever que l’abondement du CET, qui in fine a pour objectif de faciliter les départs anticipés des salariés âgés, est une forme revisitée du dispositif de préretraite, moins favorable au salarié, car cofinancé par lui-même   et l’entreprise. La majorité des mesures en direction des ” salariés âgés” apparaît comme des formes revisitées les poussant à l’inactivité, voire au départ de l’entreprise. L’accès au dispositif de formation professionnelle est aussi fréquemment évoqué pour assurer le maintien dans l’emploi des salariés âgés. Les formations visant ” à conforter la capacité à vivre positivement le changement” reviennent régulièrement, sans jamais en préciser le contenu.

Pour les jeunes, trois grands types de mesure reviennent systématiquement : la découverte ” du monde” de l’entreprise via l’emploi précaire (stage, apprentissage, professionnalisation), les mesures visant ” à lever les freins matériels à l’emploi ” (aide à l’accès au logement, au transport), enfin, tout ce qui touche aux ” nouvelles technologies”. De manière générale, la description des conditions d’accueil des stagiaires/alternants (il s’agit parfois d’un inventaire des pratiques d’accueil) occupe une place prépondérante dans l’ensemble des accords (rôle du tuteur, etc.).

Ce tour d’horizon du contenu des accords permet de tirer quatre principaux enseignements.

Le premier est qu’il y a peu de vrais progrès et de pratiques véritablement nouvelles. Ceci n’est   pas étonnant dans la mesure où la majorité des actions en faveur des salariés âgés n’est qu’une transposition des actions préexistantes du dispositif senior. Pour les ” jeunes ”, il s’agit le plus souvent d’un rappel de la réglementation concernant l’accueil de stagiaires en milieu professionnel : conditions de recours, rémunération, signature d’une convention, embauche à la fin du stage… même si chez Assur + cela a permis de mieux cadrer le ” statut des stagiaires les plus diplômés ” et, pour parler comme le DRH, ” d’en finir avec les stages déguisés”.

Le second enseignement est celui de la récurrence des mesures/actions en direction des ” salariés âgés” et des ” jeunes ”, et de la segmentation/séparation nette des mesures : à chaque population son problème, son ” plan d’action”. Ce qui ressort de l’analyse de ce corpus d’accords, c’est le caractère uniforme des mesures selon leurs destinataires, comme s’il existait un modèle-type et standardisé d’actions à positionner en fonction du public destinataire. Cet ensemble témoigne de l’absence d’effort de problématisation des enjeux spécifiques à chaque   entreprise.

Le troisième enseignement découle directement du second : le risque d’aller directement à des solutions trop formatées. Les mesures prises s’inspirent largement des représentations sociales conférées aux générations, notamment celles véhiculées dans le champ de la gestion. Par exemple, chez ” Assur +”, l’accord prévoit d’aider les jeunes à la recherche d’un logement. Or, un an et demi après sa mise en œuvre, ce dispositif n’a pas rencontré le succès attendu. Malgré une communication importante, moins de 1% du public cible l’a utilisée. De fait, cette mesure peut apparaître ” vide de sens ” et étrangère aux besoins réels des jeunes au sein de l’entreprise, dont l’avis a d’ailleurs rarement été consulté.

C’est le quatrième enseignement de cette étude : comme le dit un représentant du personnel : ” Cette négociation s’est globalement faite sans eux ”. Cela est d’autant plus vrai quand on sait   que les ” jeunes ” restent assez éloignés des organisations syndicales (Astrées, 2015). Le risque de négocier des ” coquilles vides” ou des mesures inadaptées est bel et bien présent.

  • La démultiplication des seuils d’âge révèle une maîtrise aléatoire du concept de génération

 Il n’est pas évident de définir de façon consensuelle des seuils d’âge qui vaudraient dans toutes les situations (Dares, 2014). Notre analyse révèle une variabilité de la catégorie ” jeune ” selon la nature des engagements pris par les entreprises : l’exemple le plus fréquent consiste à relever la borne d’âge à 30 ans pour l’embauche en CDI et à 26 pour l’accueil d’un stagiaire. Pour les salariés âgés, il est possible d’abaisser le seuil d’âge du maintien dans l’emploi pour le recrutement en CDI (par exemple, il passe de 57 à 55 ans chez ” Assur +”). Le seuil d’âge déterminant le déclenchement d’un dispositif peut également varier selon le domaine d’actions. Par exemple, chez ” Transport ”, le tutorat n’est envisagé que pour les plus de 57 ans, tandis que l’accès aux dispositifs de formation est ouvert aux salariés de 55 ans et plus. On retrouve ce cas de figure dans 3 accords sur 4 de notre panel.

Comme le dit un représentant du personnel, cette démultiplication des références à l’âge, au     sein d’un même accord, n’est pas de nature à donner de la lisibilité aux salariés : ” Avec tous ces critères on ne sait plus à force qui bénéficie de quoi […] c’est pas toujours facile à expliquer aux salariés”. Pourtant, la lisibilité d’un accord collectif est un facteur décisif pour s’assurer de son succès. Le contrat de génération semble produire parfois l’effet inverse : ce dernier complexifie les choses et il peut s’apparenter, pour certains élus, à un nouveau dispositif ” millefeuille ”, générant ” encore plus de procédures et de règles”. En bref, ce dispositif n’est pas de nature à ” simplifier ” les choses, d’autant plus qu’une majorité de salariés a intériorisé le fait d’être ” senior ” à partir de 45 ans, à la suite de l’instauration des entretiens de seconde partie de carrière. Alors que les catégories de jeunes et d’anciens paraissent évidentes pour le sens commun, dans les pratiques d’entreprises, elles prennent la forme d’un ” pot-pourri de notions disparates” (Geertz, 1986).

Cette situation invite ainsi à s’interroger sur le bien-fondé de la détermination de ces seuils d’âges comme conditions d’accès à un dispositif. Cette réflexion a été développée autrefois par Thévenot (1979) au sujet du problème de classement des individus dans des catégories homogènes. En se focalisant uniquement sur l’âge, qui n’est qu’un marqueur du temps qui passe, c’est risquer de passer à côté du travail et de certaines pratiques de gestion du personnel. En effet, la pénibilité d’un travail, la performance d’un salarié, l’usure professionnelle, etc. ne peuvent se résumer au critère de l’âge. D’autres paramètres (formation, compétences, postes occupés, etc.) entrent en considération. Pourquoi alors ne faudrait-il réserver qu’aux salariés âgés des mesures visant à améliorer leurs conditions de travail et à prévenir les situations de pénibilité ? Pourtant, agir sur ces difficultés serait bel et bien bénéfique à l’ensemble des salariés, quel que soit leur âge, qu’il s’agisse de prévenir les effets de l’usure prématurée des jeunes (ce qui, au demeurant, favoriserait aussi leur maintien dans certains emplois), comme de permettre aux plus âgés de continuer à travailler.

Autrement dit, l’usage gestionnaire des générations est malléable et varie selon les cas de figure, alors que l’on y a en général recours pour faciliter la compréhension d’un phénomène. L’effet généré ici est inverse et révèle une maîtrise imparfaite du concept de ” génération” et des biais qu’elle induit indirectement.

  • De la pyramide des âges à la détermination des objectifs en faveur de l’emploi : un processus susceptible de manipulation ?

Les engagements chiffrés figurant dans les accords collectifs relatifs au contrat génération sont déterminés, bien souvent, à partir de la seule pyramide des âges. Chez ” Transport ”, les données précisant les départs prévisionnels à la retraite ne sont pas présentes au motif qu’il s’agit ” d’un choix personnel” et qu’il est difficile d’anticiper les départs ” réels ”, compte tenu des incertitudes qui les entourent. Tout au plus, les prévisions de départs à la retraite sont-elles calculées par vieillissement linéaire de la pyramide des âges sur une hypothèse d’un départ à l’âge de 62 ans sans autre considération pour les trois années de la durée de l’accord. C’est le cas aussi chez ” Assur +”.

Si ces informations permettent d’avoir un ordre de grandeur du nombre de départs à la retraite d’ici les trois prochaines années, elles ne donnent aucune indication sur la dynamique globale de l’emploi au sein de l’entreprise. Ces informations ne renseignent d’ailleurs pas le nombre de salariés quittant chaque année l’entreprise, alors que cette donnée est importante dans l’appréciation de la politique de gestion des âges. Pour trouver ces éléments d’informations, les élus doivent de manière générale se référer au bilan social, ce qui exige d’eux un travail de recoupement des informations qui ” n’est pas toujours facile à réaliser compte tenu du temps imparti à cette négociation”.

Ces difficultés invitent à se (re)pencher sur l’usage gestionnaire de la pyramide des âges. Il s’agit, avant tout, d’un outil descriptif qui fournit à celui qui l’observe une photographie d’une population à une date donnée, répartie et classée en fonction de l’âge. De ce fait, elle ne peut pas fournir une description pertinente du vieillissement des salariés (Godelier : p. 137) : ” Une population vieillit plus vite lorsqu’il y a de moins en moins de jeunes par l’effet mécanique du temps qui passe”. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Gilles et Loisil (2005) préconisent une approche prospective intégrant différents scénarios d’embauches et de départs pour une analyse de la gestion des âges. Force est de reconnaître qu’aucune entreprise n’a réalisé cet exercice dans le cadre du diagnostic préalable. Dans la majorité des cas, seules les pyramides des âges et des anciennetés y figurent.

Par ailleurs, on sait que les outils de gestion font partie, parmi d’autres éléments, d’un mouvement plus profond assurant la diffusion et la compréhension de certains cadres d’actions (Gomez, 2006). Dans le travail de ” mise en forme” des données, de multiples choix sont opérés dès le classement, ce qui a aussi pour effet d’influencer la façon de considérer les personnes.

En fait, l’institutionnalisation de cet outil repose sur des a priori qui assimilent l’avancée en âge à la diminution des capacités d’un individu. Le vieillissement est alors perçu comme un ” frein ” à la mobilité, à la productivité et à la capacité des salariés à s’adapter aux changements organisationnels. Derrière les modèles-types de pyramide des âges, bien connus aujourd’hui, il s’agit de savoir s’il existe des conditions démographiques propices au changement organisationnel pour faire face aux évolutions du marché économique : ces outils participent donc à la définition d’un modèle idéalisé (voire normalisé) du fonctionnement de l’entreprise et de sa performance attendue. De ce point de vue, le contrat de génération ne semble pas être en mesure de changer cette représentation malgré son ambition affichée de renouveler les représentations autour des questions intergénérationnelles.

 

CONCLUSION

L’importance du recours au dispositif contrat de génération (4,2 millions de salariés sont couverts par un texte à fin 2014)   invitait à réexaminer le rôle de cet instrument de politique de l’emploi. La     mise en perspective historique des arguments qui ont successivement nourri les attributs conférés à la jeunesse ou à la séniorité dans les entreprises ainsi qu’à la généralisation des outils (pyramide des   âges) qui en favorise ” l’expression statistique ”, mettent en évidence les difficultés de la critique à  se développer. Cela peut être dû à la capacité du capitalisme à se renouveler en s’appropriant   les critiques qui lui sont adressées (Boltanski et Chiapello, 1999). Mais, l’approche générationnelle fondée uniquement sur la variable de l’” âge”, bien qu’approximative, est rarement critiquée en raison, sans doute, de son trop fort ancrage dans l’esprit collectif : les critiques portées à l’encontre de cette vision peinent à émerger en dehors du débat académique.

Les ” abrégésdegestion” (pyramide des âges) fréquemment utilisés témoignent aussi de la prégnance des stéréotypes liés à l’âge. Cet ensemble explique en partie pourquoi les ” engagements” chiffrés en termes de recrutement ou de maintien dans l’emploi se sont révélés peu ambitieux, au regard de ce qui se faisait déjà au sein des entreprises étudiées. Enfin, les actions formalisées dans ce dispositif mettent en exergue l’emprise des stéréotypes liés à ces deux catégories. Et, notamment au rôle annonciateur joué par l’âge avant l’instauration de ce dispositif.

Dès lors, il apparaît évident qu’une réflexion plus globale sur le rôle et les mécanismes à l’œuvre en termes de gestion du personnel aurait été nécessaire et que, sans doute, elle aurait permis d’éviter les solutions ” toutes faites ”. En ce sens, il serait incontestablement plus pertinent de procéder à une analyse en termes de cohortes (Chauvel, 1998 et 2010) ou de trajectoires professionnelles des individus (Zimmermann, 2011) plutôt que de parler de ” génération”. La jeunesse ou la séniorité, faut- il encore le rappeler, ne sont pas des catégories homogènes et restent traversées par des inégalités sociales ; il n’y a pas une jeunesse mais bien plusieurs jeunesses, contrairement à ce que laissent entendre les ouvrages de gestion au sujet de la génération Y.

Notes

  1. Voir, travail-emploi.gouv.fr/contrat-de-generation.
  2. Dossier de presse du 14 mars 2013.
  3. Article le Monde du 27.02.2014, Le contrat de génération n’est pas un bon outil, Francis Bergeron
  4. Le dispositif senior fixe le seuil d’âge de la séniorité à 55 ans et plus pour le maintien dans l’emploi et 50 ans et plus pour un
  5. Les entretiens de seconde partie de carrière, dits ” entretiens seniors ”, fixaient le seuil à partir de 45 ans, tout comme l’embauche d’un contrat de professionnalisation, afin de bénéficier de diverses exonérations de
  6. Pour plus de précisions, se référer au décret d’application n°2013-222 du 15 mars 2013 et à la circulaire n°1013-07 du 15 mai
  7. Prophétie qui agit sur les comportements de telle sorte qu’ils font advenir ce que la prophétie annonce à partir des jugements et des formes de catégorisation qui définissent les
  8. Il s’agit d’une analyse descriptive dont l’objectif est de chercher l’effet de saturation (Kaufmann, 2004).

Bibliographie

Astrées (2015), ” Dessine-moi le travail, quand les jeunes disent ce qu’ils ont sur le cœur ”, n° 11, mars.

Boltanski L. et Chiapello E. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.

Chauvel L. (1998), Destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au XXe siècle, Paris, PUF.

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